Le cas de l’embryologie : augmenter la complexité sans recourir au vitalisme

Selon Woodger, lorsque l’on s’attaque à l’embryologie, on se trouve face à une difficulté supplémentaire : dans ce domaine de la biologie, la terminologie serait encore plus floue qu’ailleurs 411 . Il avoue n’avoir pas encore pu correctement formaliser cette partie de la biologie. Si l’on tient cependant à la formaliser, l’embryologie doit d’abord, selon lui, être conçue comme une sous-division de la physiologie. Et, à ce titre, son problème principal consiste à comparer une « tranche » temporelle d’un tout avec une autre « tranche » temporelle de ce même tout, en considérant la transformation progressive de l’une en l’autre au travers de « tranches » intermédiaires 412 . La distinction entre l’embryologie et la physiologie réside alors dans le fait que la première s’occupe de « tranches » embryonnaires alors que la seconde s’occupe de « tranches » adultes 413 . Mais Woodger se rend compte que son système « (P, T, org, U, etc.) » ne donne pas encore la possibilité d’exprimer des relations entre différents degrés de « complexités structurelles » 414 pour un même organisme. Il définit donc la relation « H » qui va exprimer une relation qui correspond en langage naturel à « … est d’ordre structurel plus élevé que … » ou « …est de plus grande complexité structurelle que … » 415 . Cette relation doublée d’un recours à la relation « T » permet à son tour de définir un domaine de « tranches » embryonnaires temporellement ordonnées (ou domaine de développement d’un tout) baptisé Dev. Dans ce domaine, on a donc des « tranches » d’un même tout (ou unité organique) qui figurent les étapes successives de son développement. Mais il doit y avoir d’autres relations entre ces tranches si l’on veut rendre compte un tant soit peu des divers processus embryologiques. Woodger écrit ainsi :

‘« Une tranche d’un tout sera composée en général de :’ ‘tranches de « parties de cellules » (« cp ») distribuées en’ ‘un nombre fini de « tranches de cellules » qui, dans leurs relations spatiales mutuelles constituent’ ‘une unique configuration cellulaire à laquelle peuvent être associées’ ‘des parties telles que des fibres de tissu conjonctif, du cartilage et une matrice osseuse, des fluides corporels extra-cellulaires (le plasma du sang), etc., qui n’ont pas été définies dans le système et que l’on peut qualifier collectivement de ‘constituants’ afin de les distinguer des classes de parties que nous avons définies. » 416

À partir de là tout l’enjeu de l’embryologie formalisée va consister, selon Woodger, à prendre en compte la transformation d’une tranche en une autre au moyen de l’un des trois grands processus suivants qui définissent la problématique de l’embryologie :

  1. l’augmentation du nombre de tranches de cellules (croissance cellulaire),
  2. la transformation de la configuration cellulaire d’une tranche à l’autre (modes de développement des parties de cellules),
  3. l’élaboration de types de cellules spécifiques, cela impliquant la production de « constituants » par le processus de la sécrétion (établissement du type histologique de la cellule et des produits de la cellule),[Woodger, J. H., 1937], p. 124.

Ce dernier point est essentiel à prendre en compte dans la mesure où les processus de différenciation cellulaire sont une des clés de l’embryologie. Or, Woodger insiste beaucoup sur la nécessité qu’il y aurait à définir et à clarifier les multiples différences qui existent entre les cellules afin de prendre en compte les différences entre leurs comportements. Selon lui, il y a en effet trois types possibles de différences entre les cellules : au regard de la durée (différence entre la première tranche temporelle et la dernière), au regard du changement de volume défini comme le rapport entre le volume de la dernière tranche de la cellule et celui de la première, enfin au regard de leurs composants discontinus (différence histologique) 418 . C’est l’occasion pour Woodger d’insister sur l’importance d’une approche relationnelle pour ces processus d’embryogenèse et de morphogenèse 419 . En s’appuyant sur une telle formalisation des relations entre cellules et des relations entre cellules et parties des cellules, il est ainsi possible, selon lui, de réfuter ce qu’il appelle le « vieux dogme vitaliste ». Selon ce « dogme », un système physique ne peut augmenter à lui seul son degré de complexité 420 . Voici comment il pense pouvoir le réfuter 421 . Il suffit d’abord de partir de deux types différents de tranches de cellules occupant une tranche d’un tout organique. On suppose que ces deux types sont ségrégés spatialement d’une façon telle que l’on puisse parler de deux tranches différentes de parties du tout (étape d’hétérogénéisation minimale si l’on peut dire). On suppose ensuite que leur configuration mutuelle est instable de sorte qu’une de ces parties (d’un type différent donc), vis-à-vis de l’autre partie, entre dans une relation telle que ses propres tranches de cellules influencent seulement quelques unes des tranches de cellules de l’autre partie mais pas toutes 422 , par exemple, écrit Woodger, « au moyen des sécrétions élaborées en elles, comme cela semble être le cas dans les expériences de l’organisateur » 423 . Et cette relation peut ainsi donner naissance à un autre type de cellule (et non pas nécessairement à des sécrétions de même niveau et de même classe symbolique).

On peut donc représenter l’augmentation du nombre de types de cellules dans un tout organique sans recourir à autre chose qu’à des règles relationnelles. On peut représenter l’accroissement du degré de complexité d’un tout, donc son développement, sans en appeler à un principe vital. Nous aurons noté que Woodger, en faisant une allusion à peine voilée aux récents travaux d’embryologie chimique de son collègue Waddington, arrive ainsi à marier un état contemporain du savoir embryologique avec sa proposition de formalisation. Car ce que permet en effet de façon inédite le formalisme des relations c’est la mise en rapport direct (quoique seulement symbolique) d’une unité organique fonctionnelle d’un degré de complexité élevé avec un constituant biochimique d’une autre unité organique fonctionnelle, d’un degré de complexité inférieur donc, pour produire une autre sorte de cellule. Il y a là quelque chose de comparable à une relation de syntaxe à sémantique chez Carnap, ou à une relation, réglée par avance de façon axiomatique, entre des types différents de classes, comme dans la théorie des types de Russell. Woodger propose d’utiliser la maîtrise que l’on a, au niveau symbolique, de ces rapports réglés entre types de classes pour exprimer les rapports entre le domaine de complexité de la physiologie embryologique et celui de la biochimie des processus d’induction organogénétique. Puisque l’induction organogénétique n’est pas le produit d’une interaction entre cellules mais entre une cellule et une « partie » ou même certains composants (biochimiques) d’une autre cellule, il y a moyen de s’élever dans la hiérarchie du langage formel biologique. Cette élévation dans les types formels est ce qui reflète l’élévation dans la « complexité morphologique » 424 . Et le vitalisme est réfuté, selon Woodger, parce qu’il n’y a pas eu besoin de supposer autre chose que des relations logiques. Avec lui, le logicisme se présente donc comme un moyen non mécaniste de réfuter le vitalisme.

Pour clore la section consacrée à l’embryologie, Woodger, se fait l’écho de trois problèmes qui restent selon lui à clarifier et à résoudre prochainement en embryologie et morphogenèse :

  1. trouver une « géométrie adéquate »“a suitable geometry”, [Woodger, J. H., 1937], p. 128. Sur ce point, sa lecture de Weyl a pu l’inspirer. pour pouvoir plus précisément comparer les configurations cellulaires et tenir compte des déformations qu’elles subissent.
  2. étudier « les connexions entre les différences qui existent entre les cellules au regard de leur durée de vie et de leur changement de volume d’une part, et la déformation des configurations cellulaires d’autre part »“a study of the connexion between differences between cells with respect to time-length and volume-change on the one hand, and the deformation of cell-configurations on the other”, [Woodger, J. H., 1937], p. 128.. C’est là renvoyer pour lui à l’étude de ce que l’embryologiste américain J. S. Huxley appelle la « croissance hétérogonique », c’est-à-dire à ce que Huxley et Teissier appellent déjà, d’un commun accord et depuis 1936, la « loi d’allométrie »Voir supra..
  3. augmenter notre connaissance au sujet des relations mutuelles entre les tranches de parties de cellules dans la configuration cellulaire.

Le premier problème renvoie, selon Woodger, au fait que l’on ne dispose pas d’un formalisme mathématique (et non symbolique), plus particulièrement géométrique, pour classer correctement les configurations cellulaires par étapes significatives. Donc, selon lui, pour certains processus d’influences et d’évolutions spatiales, la symbolique logique et relationnelle ne peut pas se passer de la géométrie : elle doit s’appuyer sur des classifications géométriques préliminaires pour construire ensuite des classes biologiquement significatives et combinables formellement. En ce qui concerne le second problème, Woodger considère qu’il lui est possible de démontrer formellement la loi d’allométrie en utilisant des hiérarchies entre parties d’organismes au regard de leur durée et de leur ratio de croissance en volume. Il faut pour cela ajouter ce qu’il appelle un « axiome de continuité de la croissance cellulaire ». Cet axiome de continuité, on le comprend, permet en effet de rendre métriques les relations d’ordre qui sont d’abord seulement logiques dans son système, et donc de retomber naturellement sur ce que Teissier appelle la « loi la plus simple » de croissance dysharmonique. Avec son système formel, Woodger prétend donc « démontrer » formellement la loi d’allométrie. Enfin, le troisième problème lui semble sur la bonne voie grâce à la mise en évidence expérimentale de zones appelées « organisateurs » et induisant l’organogenèse selon un processus où des substances chimiques peuvent suffire à l’induction.

Notes
411.

[Woodger, J. H., 1937], p. 121.

412.

[Woodger, J. H., 1937], p. 122.

413.

[Woodger, J. H., 1937], p. 122.

414.

“structural order”, “structural complexity”, [Woodger, J. H., 1937], p. 122.

415.

[Woodger, J. H., 1937], p. 122.

416.

“A slice of a whole will consist in general of : (1) slices of cell-parts (cp) distributed among (2) a finite number of cell-slices which, in their spatial relations to one another constitute (3) a single cell-configuration, with which may be associated (4) such parts as connective tissue fibres, cartilage and bone matrix, extra-cellular body fluids (blood plasma), etc., which have not been defined in the system and which we can collectively call ‘constituents’ to distinguish them from the classes of parts we have defined”, [Woodger, J. H., 1937], p. 123.

418.

[Woodger, J. H., 1937], p. 125.

419.

[Woodger, J. H., 1937], p. 126.

420.

Il cite ainsi Hans Driesch en allemand et ses « prétendues preuves du vitalisme » (“so called proofs of vitalism”) : „Im Laufe des Werdens kann sich der Grad der Mannigfaltigkeit eines Systems nicht von selbst erhöhen“ [citation sans lieu, ni date ; notre traduction : « Dans le cours de son devenir le degré de multiplicité d’un système ne peut pas s’accroître de lui-même »], [Woodger, J. H., 1937], p. 127.

421.

Dans ce passage, nous simplifions et traduisons à la fois un passage difficile. D’où l’absence de guillemets. Voir [Woodger, J. H., 1937], p. 126.

422.

[Woodger, J. H., 1937], p. 126. C’est nous qui soulignons.

423.

“as seems to be the case in the organizer experiments”, [Woodger, J. H., 1937], p. 126.

424.

“morphological complexity”, [Woodger, J. H., 1937], p. 130.