Complexifier la « théorie des homologies » de d’Arcy Thompson

Nous n’exposerons pas davantage ici le système général de Woodger. Mais ce qu’il faut en comprendre principalement, c’est que ce biologiste-philosophe, adepte des thèses de Whitehead et du positivisme logique, tire en fait un très grand parti des relations « d’unité à pluralité » (« one to many ») 428 et de leurs combinaisons, telles qu’elles apparaissent par exemple dans les relations de filiation, en génétique mais aussi dans toute la biologie. D’une part, en effet, il peut y avoir plusieurs rejetons de x, mais aussi plusieurs parties de y, de même qu’il peut y avoir plusieurs « tranches » embryonnaires successives et à la complexité croissante (donc sans isomorphisme de l’une à l’autre), etc. Sur ce dernier point, Il est frappant de remarquer que l’approche spéculative de Woodger répond à l’approche tout aussi spéculative, mais pour d’autres raisons, de d’Arcy Thompson et tend à la rectifier. Aidé par sa formalisation rigoureuse, Woodger peut en effet revenir sur le sens formel de la « théorie des homologies » que défendait ce dernier. Dans ce que propose d’Arcy Thompson, selon Woodger, on n’a affaire qu’à un cas particulier d’une théorie des correspondances terme à terme. Ainsi, selon cette théorie, les propriétés morphologiques évoluent certes lors de la croissance et du développement, mais la morphologie ne peut y voir augmenter son degré de complexité 429 . De plus les transformations morphologiques conformes aux relations d’homologie, d’un point de vue formel et toujours à cause de cette biunivocité, semblent toujours symétriques et transitives, sauf à ajouter des restrictions artificielles pour leur sens de parcours. Or, à ce niveau, Woodger utilise le même argument que celui qu’il avait employé précédemment contre le vitalisme (même s’il ne cite aucunement d’Arcy Thompson dans ce passage et prend en cela un certain nombre de précautions oratoires) : son propre système, permettant de représenter des relations « d’unité à pluralité » est plus adapté. Il relie cela à la querelle qu’il avait soulevée lui-même huit ans plus tôt : passer à la formalisation des types et des classes hiérarchisées d’entités organiques et biochimiques, c’est contribuer à lever certaines ambiguïtés dommageables au langage biologique 430 .

D’autre part, ces relations entre tranches organiques 431 peuvent être combinées. Or ces combinaisons donnent toujours lieu à une réduction logique (de par les démonstrations de théorèmes dont l’ouvrage est émaillé) et donc à un calcul formel et à une prévision. Cela est une nouveauté indéniable par rapport aux relations fonctionnelles (par exemple analytiques) habituelles pour lesquelles en général, les combinaisons rendent très vite inextricables les expressions comme les calculs 432 . Cela donne à la méthode axiomatique une puissance de calcul que n’ont pas les méthodes analytiques. En passant du réalisme représentatif à la symbolique du cognitif qualitatif et relationnel, la formalisation biologique gagne donc en calculabilité. Mais, bien qu’il puisse en droit le devenir grâce à l’évolutivité et à la puissance algébrique que lui donne son assise axiomatique, ce calcul n’est pas d’abord un calcul numérique, loin s’en faut. Donc il ne met pas le théoricien de plain-pied avec l’expérimentation objective, c’est-à-dire avec l’expérimentation faite avec des objets susceptibles de mesurer et de quantifier le corps vivant. À la différence de la biophysique certes peut-être encore trop géométriste et réaliste-matérialiste de Rashevsky et, en ce sens « en retard » sur les formalismes disponibles à la même époque dans le « réservoir des formes logico-mathématiques » (selon l’expression d’H. Weyl et que Bourbaki reprendra), la biologie axiomatique de Woodger ne se prête pas à un dialogue facile et constructif avec la biométrie de son temps ni avec l’analyse statistique et numérique des données biologiques. La rançon de la calculabilité intégrale y est donc très élevée : les symboles grossiers deviennent essentiellement cognitifs-qualitatifs et ils ne sont pas d’emblée opérationnels pour l’empirie.

Par là, on voit que la méthode axiomatique et logiciste de Woodger ne pouvait donner lieu à des confirmations empiriques rapides, nouvelles et ponctuelles. Son discours parut ainsi bien trop spéculatif. Certains de ses collègues biologistes le taxèrent même de « philosophe » 433 , sans autre forme de procès. À penser le réel vivant uniquement en terme de ce qui est logique ou linguistiquement bien fondé, on s’expose à n’avoir plus de prises sur lui. À partir de là, il nous est possible de comprendre pourquoi, historiquement, le projet de Woodger, d’allure si brillante et novatrice au départ, est resté en fait quasiment lettre morte pendant près de trente ans, tout au moins dans la biologie du développement 434 . Il faudra notamment la mise à disposition d’un objet ou plutôt d’un instrument nouveau pour que l’empirie semble pouvoir s’élever à ces hauteurs formelles auxquelles Woodger avait voulu placer d’un seul coup et sans doute naïvement l’ensemble du discours biologique. Nous voulons parler de l’ordinateur.

Notes
428.

Dans La syntaxe logique du langage, Carnap insiste beaucoup sur le fait que l’abandon de la forme logique « sujet-prédicat » ouvre effectivement la logique à la théorie de relations non seulement bilatérales mais aussi et surtout multilatérales. Voir sur ce point [Carnap, R., 1934, 1937, 2002], §71a, p. 260. Selon nous, sans que Woodger ne le dise explicitement, l’abandon de la forme logique bilatérale « sujet-prédicat » et le passage au calcul des propositions sont sans doute parmi les raisons majeures pour lesquelles, dans les années 1930, il peut paraître intéressant de tenter de logiciser de nouveau une science de la nature comme la biologie, surtout après ce qui semblait être les échecs des représentations logiques étroitement mono-prédicatives d’Aristote en ce domaine.

429.

Rappelons que, dans les années 1940, Conrad Hal Waddington était sur ce point d’accord avec Woodger qu’il avait lu. Voir, supra, le passage de Waddington cité dans notre analyse des travaux de Cohn. Rappelons également qu’au sujet de ce problème que Woodger soulève donc clairement dès 1937, Waddington prônera une issue topologique alors que Cohn introduira en biologie théorique les principes de la décomposition fonctionnelle venus de l’ingénierie des systèmes complexes.

430.

[Woodger, J. H., 1937], p. 138.

431.

Ce terme de « boucherie » ou de « charcuterie » est finalement bien adapté lorsque le couperet de l’atomisme logique est appliqué au corps vivant ! Encore faut-il disposer de tout l’art du boucher pour savoir bien trancher au niveau précis des articulations naturelles du corps. Ainsi, le philosophe, pour Platon, doit-il être un bon « cuisinier » du discours et des idées pour démonter les raisonnements sans défigurer les idées qui y sont articulées. Voir Phèdre, 265d-266c. En ce sens, il y a chez Platon comme une « embryologie de la pensée » puisqu’il décrit la genèse de la pensée, à l’image de celle d’un corps, comme un développement différenciant et articulant. Et Platon ne peut justement pas être qualifié d’« atomiste platonicien » parce qu’il a une représentation dynamique, processuelle, donc passablement vitaliste de ce point de vue là, de la pensée.

432.

Comme les équations aux dérivées partielles qui sont des relations fonctionnelles multilatérales mais difficilement solubles.

433.

L’historien des sciences Scott F. Gilbert commet lui-même l’erreur en le qualifiant exclusivement de « philosophe ». Voir [Gilbert, S. F., 1988], p. 318. Evelyn Fox Keller le suit sur ce point : [Keller, E. F., 2002, 2003], p. 329.

434.

Il faudrait bien sûr nuancer ce propos en rappelant que l’approche de Woodger n’a pas cessé d’avoir quelques disciples dont John R. Gregg de l’Université Duke, et, plus tardivement, Aristid Lindenmayer, sur la carrière et les travaux duquel nous reviendrons en temps opportun. Voir [Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964], p. 4. Mais, d’une façon qui nous paraîtra bientôt très significative, ces adeptes ne reconnaîtront leur dette de façon éclatante que lors de la publication d’un livre collectif, à l’occasion du 70ème anniversaire de Woodger, en 1964 : [Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964].