La biophysique unitaire et les biophysiques régionales

Contre l’opinion qui prévalait dans les années 1930-1940, Rashevsky a en effet toujours pensé que, pour ce type de recherches, il ne suffisait plus d’une coopération entre un physicien et un biologiste, l’un ignorant l’essentiel de ce qui faisait la spécialité de l’autre. Pour lui, la coopération entre spécialistes monodisciplinaires ne semble plus de mise. L’organisation de son cursus a donc été façonnée en fonction de ce postulat qu’il juge indépassable : « chacun des scientifiques qui coopèrent doit avoir une compréhension complète de tous les aspects du problème » 436 . Il ajoute : « c’est seulement à cette condition que chacun peut produire un travail créatif » 437 . Rashevsky en veut pour preuve les développements enregistrés à ce jour par son équipe : il n’y aurait eu de travaux réellement importants que de la part de personnes aguerries dans les deux disciplines que sont la physique et la biologie.

Ce postulat résume bien l’esprit de la formation qu’a instituée Rashevsky au Committee : les étudiants n’obtiennent leur doctorat qu’après avoir suivi 14 modules d’enseignement avancé en biologie et 14 également en physique. On leur enseigne ainsi « la biologie générale, la physiologie générale, la physiologie humaine, la génétique, la génétique physiologique, l’embryologie, la biochimie, etc. » 438 . En physique, on leur enseigne « le calcul, les équations différentielles, la théorie des fonctions, les probabilités, les équations intégrales, la théorie cinétique, la thermodynamique, l’électrodynamique, la mécanique quantique, etc. » 439 . Rashevsky ajoute que « l’on demande aux étudiants de prendre en main du travail de laboratoire même s’ils sont entraînés comme théoriciens » 440 . Il argumente alors ainsi : on ne peut s’instituer théoricien « si l’on n’a pas atteint la pleine compréhension des faits expérimentaux et des méthodes » 441 .

Rashevsky entretient l’idée que l’on ne peut faire un bon théoricien si l’on ne travaille pas dès le départ à produire un esprit qui aura une connaissance et une maîtrise intellectuelle complète de tous les domaines qu’il croisera dans son champ de recherche. Comme la théorie qu’il recherche, la position du biologiste théoricien est donc clairement de surplomb. Le théoricien de l’avenir de la biologie, c’est l’homme qui saura transgresser les frontières parce qu’il se sentira chez lui (« equally at home » 442 ) dans les deux disciplines. Et le bon théoricien est l’homme qui, comme Rashevsky lui-même de son point de vue, dispose d’une grande « créativité » formelle. Rappelons-nous que les premiers travaux de Rashevsky et de ses collègues s’étaient caractérisés par une débauche de tentatives théoriques et formelles toutes diversement inspirées de la physique. Le transfert de concepts et de méthodes serait donc favorisé par l’égale maîtrise des domaines concernés. Et c’est donc ce transfert qui serait en lui-même créatif. Mais qu’est-ce qu’une créativité qui fait long feu et n’aboutit pas à un programme de recherche suivi ainsi que cela a souvent été le cas ?

En tous les cas, la créativité est donc bien pour Rashevsky le critère majeur. C’est ce critère qui au fond justifie l’exigeant postulat pédagogique que nous avons rappelé. Car la créativité est censée venir de l’exhaustivité des connaissances, de leur caractère encyclopédique. Ce qui, au regard d’un bon sens déjà ancien (une tête bien faite contre une tête bien pleine), est pour le moins discutable. Car, dans la conception de ce cursus, la créativité n’est pas directement favorisée ni cultivée pour elle-même, mais elle est indirectement préparée par une espèce d’ingurgitation maximale de matières au départ très différentes les unes des autres. Il semble que l’on espère par là qu’une sorte d’alchimie créative, de « précipitation chimique » va s’opérer du fait de cette impressionnante masse de connaissances. Le postulat pédagogique de Rashevsky paraît supposer une espèce de foi en l’émergence spontanée d’une créativité dans le terreau même de cette maîtrise totale des connaissances d’une époque, par des effets de transferts quasi naturels.

Mais en fait, Rashevsky a surtout en vue l’objet d’étude qu’il a lui-même intellectuellement expérimenté et prôné dès ses débuts : même si cela ne transparaît pas directement dans le texte de 1960, c’est bien le contenu épistémologique de son projet de « biophysique » qui détermine aussi et principalement la forme du cursus qu’il impose à Chicago. Nous avons déjà vu pourquoi et dans quelle mesure la biologie mathématique doit selon lui s’inspirer des méthodes de la physique. Le statut épistémologique des deux dominantes (physique et biologie) de ce cursus n’est en réalité pas du tout le même. Cela est d’importance. Il en résulte tout naturellement l’idée que l’étude de la physique est comme un prélude méthodologique aux études biologiques. Le très large éventail du cursus biologique, en revanche, n’est là que pour dessiner a priori autant de domaines d’étude à défricher pour une fois sérieusement (parce que théoriquement) avec les bons outils de formalisation donnés, pour leur part, dans le cursus de physique. D’où l’importance donnée aux méthodes de calcul. Mais, à son tour la physique n’est la caisse à outils formels de la biologie que parce que la biologie est en droit réductible à la physique. Voilà donc en fait le postulat d’égalité gnoséologique, qui se trouve au fondement de l’exigence pédagogique de Rashevsky, fondé lui-même sur le postulat, plus profond, d’une réductibilité ontologique de principe.

Rashevsky termine enfin son manifeste pour une formation bidisciplinaire intégrale sur le rappel d’un des inconvénients matériels majeurs que présente ce genre de formation exigeante : la durée de la formation et donc, pouvons-nous ajouter, le coût inévitable qu’elle entraîne. C’est selon lui l’obstacle principal à leur plus ample développement. Ce serait également la raison essentielle pour laquelle ce type de cursus n’existe encore qu’à Chicago. En revanche, on voit que l’obstacle sans doute aussi important que serait un désaccord avec ses propres principes épistémologiques n’est pas abordé par Rashevsky, alors que, dès les années 1950-1960, d’inévitables questions peuvent se poser. Après tout, cette exhaustivité revendiquée dans les connaissances transmises est-elle si complète qu’il le prétend ? Pourquoi en effet ne peut-on également proposer des modules de sciences de l’ingénieur (comme la résistance des matériaux) ? Pourquoi faut-il se concentrer sur la physique fondamentale au point de donner des cours poussés de mécanique quantique ? Pourquoi ne pas accentuer également la présence de la chimie ou de la biologie moléculaire naissante ? Son collègue de Yale, Harold J. Morowitz, n’est-il pas, à la même époque, en charge d’un département de « biologie moléculaire et biophysique »  443 ? C’est donc que la « biophysique » a été définie à Yale d’une façon différente : on y insiste sur le fait que c’est pratiquement exclusivement à une échelle chimique ou moléculaire (la biologie moléculaire étant en plein développement) que le dialogue entre physique et biologie pourra s’instaurer et que la biologie pourrait à terme gagner en rigueur théorique et formelle. Britton Chance, professeur au département de « biophysique et chimie physique » 444 de l’Université de Pennsylvanie et lui-même titulaire d’une thèse en physique comme d’une thèse en biologie depuis le début des années 1940, mêle pour sa part exclusivement la biophysique, au sens cette fois-ci médical du terme (utilisation d’instruments de mesure sensibles à des phénomènes physiques sur des tissus ou organes), et les équations de cinétique biochimique. Kenneth S. Cole (qui appartient à la génération précédente et est actif depuis les années 1920) s’est de lui-même rattaché sur le tard au courant de la biophysique et de la biologie mathématique. Mais, en 1960-1965, il travaillera encore principalement sur l’influx nerveux et sa représentation électrique par des circuits analogues, donc dans le domaine de la neurophysiologie physique et analogique. Or, dans ce cadre-là, les débuts de l’électrophysiologie remontant à la fin du 18ème siècle, avec Galvani par exemple, et étant donc contemporains et communs aux débuts de l’électricité conçue comme discipline de la physique, la question de la réduction des problèmes de la physiologie à la physique ne se pose pas du tout pour lui dans les mêmes termes que ceux que choisirent d’Arcy Thompson ou Rashevsky. En tout cas, elle ne se pose pas en des termes polémiques puisqu’il semble dès le départ y avoir complète homogénéité entre phénomènes électriques physiques et phénomènes électriques biologiques. Dans ce secteur de la biologie, où la forme n’est pas prioritairement prise en compte, le désir de mathématiser ne pose donc pas de problèmes épistémologiques spécifiques dans la mesure où ces problèmes (qui existent) sont déplacés vers ceux, plus généraux mais plus anciens et donc laissés en sommeil par la communauté scientifique du 20ème siècle, de la mathématisation des représentations des phénomènes physiques.

L’approche épistémologique de Rashevsky est donc loin d’être unanimement partagée dans les milieux de la biologie mathématique inchoative. Mais comme on peut aisément le comprendre, et par contraste avec les approches plus biochimiques de Morowitz et Chance, ou plus électrophysiologiques de Cole, pendant une longue période, c’est tout de même surtout dans les recherches de Rashevsky et celles de ses collègues qu’une attention à la forme des vivants, doublée d’un souci de la représenter mathématiquement, se fait jour. Les biophysiciens des autres écoles de pensée, comme Morowitz, Chance ou Kole se penchent en effet quasi-exclusivement sur des fonctionnements sans chercher à recouper leur approche biophysique avec des études d’anatomie, de morphologie ou d’analyse statistique des formes. Ils se situent donc nettement et sciemment du côté de la physiologie ; et ils laissent à l’embryologie et à l’anatomie le soin de mathématiser elles-mêmes, si elles en sentent le besoin, leurs propres concepts. Selon eux, si la mathématisation doit apparaître chez elles, elle doit probablement venir de l’intérieur de ces disciplines, d’une nécessité ou d’une impulsion intrinsèque à l’une ou à l’autre mais sans doute pas d’une sollicitation de l’extérieur. Une telle mathématisation serait à leurs yeux prématurée. En attendant, la physiologie leur paraît donc un sous-secteur de la biologie générale particulièrement privilégié et à partir duquel une mathématisation est d’ores et déjà envisageable.

Pour des raisons finalement essentiellement philosophiques, seule l’équipe de Rashevsky ne craint pas, avec un succès très mitigé et controversé, de proposer des représentations mathématisées permettant également de dialoguer avec les sciences descriptives des formes et de leur développement qui, quant à elles, recourent massivement aux statistiques.

Notes
436.

“But each of the co-operating scientists must have complete understanding of all the aspects of the problem ”, [Rashevsky, N, 1960b], p. 147. C’est l’auteur qui souligne.

437.

“Only then can each do creative work”, [Rashevsky, N, 1960b], pp. 147-148. C’est l’auteur qui souligne.

438.

[Rashevsky, N, 1960b], p. 148. Notre traduction.

439.

[Rashevsky, N, 1960b], p. 148. Notre traduction.

440.

“Our students are also required to take biological laboratory work, even though they are trained as theoreticians”, [Rashevsky, N, 1960b], p. 148. Notre traduction.

441.

“In biology, like in physics, a useful theoretical work is possible only with a full understanding of experimental facts and methods”, [Rashevsky, N, 1960b], p. 148.

442.

[Rashevsky, N, 1960b], p. 148.

443.

[Waterman, T. H. and Morowitz, H. J., 1965], p. v. C’est nous qui soulignons.

444.

[Waterman, T. H. and Morowitz, H. J., 1965], p. v. C’est nous qui soulignons.