Bilan sur les théories et les modèles de la morphogenèse avant l’ordinateur

Maintenant que nous avons restitué quelques uns des jalons des premières représentations mathématisées de la forme et de la croissance dans la biologie végétale et animale avant l’avènement de l’ordinateur, il nous est rétrospectivement possible de dégager les quelques tendances relativement communes à toutes ces approches afin de mieux saisir le contexte technique et intellectuel dans lequel les ordinateurs ont dû progressivement s’infiltrer dans les milieux de la recherche en morphologie et en morphogenèse quantitatives et se sont peu à peu imposés aux chercheurs.

Tout d’abord, que ce soit pour la morphologie végétale ou animale, nous avons vu qu’une des tendances a été de dépasser la description statique (des premières lois phyllotaxiques par exemple) pour aller vers une description dynamique puis vers une explication de la forme par la genèse, c’est-à-dire par la croissance 445 . La morphologie, afin d’être plus quantitative, s’est donc progressivement adjoint les perspectives de la morphogenèse pour rechercher en quelque sorte ses causes et les quantifier rigoureusement. Il ne faudrait d’ailleurs pas oublier que la morphogenèse a connu un destin et un développement propres bien que sporadiquement croisés avec ces recherches quantitatives axées sur la morphologie 446 . Les recherches en morphogenèse n’ont pas toujours et uniquement cherché la mathématisation, bien entendu, loin s’en faut.

Ce qu’il faut dire, c’est que cette explication de la forme statique par des lois mathématisées de la croissance a pu d’abord se satisfaire d’une approche descriptive quoique déjà dynamique par les vitesses de croissance : on n’y perçoit pas encore une explication, mais déjà le filmage, en quelque sorte, d’une mise en forme. Or, dans ces différentiels de vitesse on pressent un fonctionnement organique. De l’appréhension dynamique pour elle-même, on passe à une appréhension mécanico-dynamique qui nous représente des mécanismes de croissance.

Pour tendre vers l’explication causale en effet, notamment en vue d’un diagnostic médical quantifiable, et c’est là la deuxième tendance majeure propre à cette période dans le domaine des représentations mathématisées des formes du vivant, la morphogenèse s’est elle-même progressivement fondée sur la prise en compte prioritaire du fonctionnement de l’organisme comme être vivant doté d’un métabolisme, c’est-à-dire sur une approche physiologique : la physiologie était réputée pouvoir ainsi expliquer la mise en forme organique. Pratiquement toutes les formulations mathématiques de la morphologie de cette époque sont en ce sens des lois construites à partir de considérations physiologiques. Mais la physiologie apportait avec elle sa tradition chimique, sa tradition physique et sa tradition électrique. Il y eut ainsi une biophysique chimique et moléculaire, une biophysique électrique et une biophysique mécanique. C’est plutôt cette dernière qui s’est intéressée très tôt aux problèmes de formes. Or, avec elle, la physiologie quantitative apportait inévitablement des questions philosophiques ainsi que des hésitations autour des principes d’optimalité hérités de la mécanique via les études physiologiques déjà anciennes (puisque nées au milieu du dix-neuvième siècle) du métabolisme et de la régulation. Pour confirmer nos dires en ce qui concerne la morphologie et plus spécialement les structures de ramification chez l’animal, il faudrait ajouter à nos quelques jalons la suite de l’histoire des recherches en phyllotaxie mathématique au cours de cette même période 447 . On y verrait, comme en physiologie humaine et plus particulièrement vasculaire, une convergence très nette entre la morphologie végétale quantitative et la physiologie végétale à partir des travaux de Hofmeister : de plus en plus, on tâche d’y expliquer par des modèles physiologico-mathématiques les processus graduels de mise en place de ces formes elles mêmes reconnues depuis longtemps par la morphologie descriptive. On pouvait de toute façon déjà la pressentir dans les travaux interdisciplinaires de Murray (1926) sur les processus de ramification organique (végétale ou animale) ou même sur la forme des plantes et des animaux de Rashevsky (1948) : l’un et l’autre jetaient ainsi un pont entre la ramification végétale et la morphologie animale mathématisées.

Notes
445.

Il faudrait distinguer ici la croissance de la multiplication. Cette distinction est depuis longtemps assez nette chez les biologistes quoique les phénomènes soient étroitement liés. La croissance désigne en général l’augmentation de taille (donc l’augmentation métrique) des êtres vivants. Comme l’indique André Mayrat, en biologie et donc au sens propre, elle désigne très précisément « l’accroissement progressif d’une unité biologique (ou liée à des phénomènes biologiques), se poursuivant sans perte d’individualité ni interruption de l’activité fonctionnelle », [Mayrat, A., Rollin, P. et Kahn, A., 1990, 1995], p. 1. En tant qu’elle forme un tout d’un point de vue fonctionnel, on peut néanmoins dire qu’une population croît, mais on doit dire qu’un virus se multiplie car, dans ce dernier cas, « à côté de l’unité mère servant de modèle se forme en effet, par assemblage de ses éléments, une autre unité qui ne s’individualise et ne devient fonctionnelle que brusquement, une fois complètement terminée », ibid. C’est nous qui soulignons. La multiplication produit donc une solution de continuité fonctionnelle, ce que ne fait pas une croissance. En conséquence de cette distinction nette, on voit qu’il paraît possible et même assez naturel d’attribuer essentiellement à cette continuité fonctionnelle le fait même de la croissance.

446.

En 1979, l’ingénieur agronome Philippe de Reffye rappellera qu’il existe désormais au moins quatre niveaux distincts d’approche de la morphogenèse : moléculaire (rôle des substances chimiques de croissance, de dormance …), cytologique ou cellulaire (étude de l’anatomie et du fonctionnement des cellules particulièrement impliquées dans ces processus de croissance comme celles que contiennent les méristèmes d’une plante…), proprement morphogénétique (facteurs de différenciation et gradients morphogénétiques dans la plante…) et enfin botanique ou anatomique (description de l’émergence des organes ou des tissus et de leur devenir …). Voir [Reffye (de), Ph., 1979], p. 14.

447.

Roger Jean l’a retracée assez complètement dans son ouvrage de 1978 et dans son article commun avec I. Adler et D. Barabe : [Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997]. Il ne faut cependant pas oublier que ces publications servent d’introductions à une vision théorique personnelle et propre au chercheur en phytomathématique qu’est Roger Jean. Cette histoire est donc passablement orientée vers une fin qu’ordonne une perspective de recherche fondée sur des axiomes proches de la biologie relationnelle de Rashevsky et Rosen et dont il sera question plus bas.