Bilan général de la première époque

Le bilan général que l’on peut tirer, à l’issue de cette première époque, est donc que la biologie théorique des formes a tâché de pallier l’incapacité des mathématiques statistiques à décrire et à expliquer l’ontogenèse dans son hétérogénéité. Mais les modèles statistiques se sont pourtant considérablement développés entre-temps, à la faveur des problématiques opérationnelles et des entreprises de rationalisation de l’agronomie autour de l’exemple anglo-saxon des stations expérimentales. À travers la diffusion de la méthode des plans d’expérience, telle qu’elle est publiée et enseignée dès la fin des années 1920, la méthode des modèles se diffuse en effet considérablement. Et sa reprise par le physiologiste et généticien Teissier en atteste, si besoin était. Cette partie de la biophysique intéressée à la morphogenèse, de son côté, a travaillé à résister à cette hégémonie. Elle a d’abord refusé l’insertion du hasard dans les formalisations. Elle a ensuite voulu nier la nécessité de la méthodologie fictionnaliste des modèles. Mais cette résistance n’a pas eu gain de cause. On l’a même vu reculer sur bien des points. Pour trouver quelques validations du côté de l’expérience, elle a dû faire des concessions de nature épistémologique. En ce qui concerne la morphogenèse, la biophysique s’est ainsi tardivement orientée vers des formalisations intermédiaires localement finalistes et inspirées des sciences de l’ingénieur. Elle a donc dû assumer, elle aussi, une forme de déracinement. Car cette réorientation se faisait au profit d’une dépendance nouvelle de ces théories sur les structures à l’égard de suppositions sur les fonctions. Et même si ces suppositions ne devaient relever que du bon sens pour Rashevsky, on n’était pas si loin de pouvoir les considérer aussi comme des fictions commodes.

Nous verrons dans la suite de notre étude qu’à partir de 1954, Rashevsky a une fois encore infléchi son épistémologie. Un certain nombre d’événements sont intervenus à cette époque en effet : la confirmation du modèle de Watson et Crick pour la molécule d’ADN (1953), mais aussi et surtout l’émergence de l’ordinateur dans la biologie et les sciences biomédicales. Pour les biologistes théoriciens, la mise à disposition des ordinateurs a d’abord nécessité pour eux une révision en profondeur de ce que signifiait un système formel et une théorie. Les options épistémologiques en ont été encore davantage modifiées. Mais cela a demandé aux biologistes, non versés en ces matières de par leur formation, une période d’observation et d’assimilation. Ainsi, les premiers usages du calculateur numérique pour représenter des formes et notamment des formes ramifiées ont été plutôt le fait de mathématiciens et de physiciens et non de biologistes. Et nous pouvons d’ores et déjà comprendre pourquoi : aux yeux des biologistes théoriciens intéressés par la forme des vivants comme l’était Rashevsky, le calculateur numérique ne pouvait ne représenter d’abord qu’une grosse machine à calculer. À ce titre, elle pouvait sembler n’être une avancée que pour la biométrie ou la biologie quantitative, c’est-à-dire pour la biologie expérimentale, car, à des fins de test, cette dernière a toujours besoin de traiter au préalable ses données afin de les rendre homogènes aux suggestions théoriques bio-mathématiques.

Finalement donc, la période qui s’achève ici a vu naître les premières tentatives de déracinement et de « transversalisation » des formalismes dans l’élément même du langage mathématique. Les mathématiques ne se voient plus reconnaître qu’un statut purement descriptif ou dialectique. Elles servent à travailler notre information sur le monde ; mais elles ne servent plus à représenter le monde directement. La co-naturalité entre les mathématiques et le monde est désormais fortement contestée, surtout dans des contextes pragmatiques ou prime la nécessité d’analyser l’expérience biologique dans sa complexité. Face à ce déracinement se dresse pourtant une série de résistances invoquant la légitimité qu’il y a à persévérer dans l’entreprise de théorisation mathématique, en particulier dans les problèmes de morphogenèse où la modélisation statistique rencontre une forte hétérogénéité interne et peine à rendre compte d’un scénario de croissance à l’échelle de l’individu. Cette résistance que l’on pourrait dire « pythagoricienne » (bien qu’en elle une inspiration « aristotélicienne » se fasse également jour et la renouvelle de par le tournant logiciste des mathématiques qui lui sont contemporaines) est en grande partie ancrée dans une vision de la mathématisation héritée de la physique mathématique du 19ème siècle. Entre-temps, cependant, la physique elle-même a évolué, avec le statut de ses formalisations comme avec ses instruments de calcul. Si cette évolution de la physique, propre au tournant des 19ème et 20ème siècles, ne fut donc pas toujours immédiatement relayée par la biologie mathématique entre les années 1920 et 1950, l’émergence de l’ordinateur fut en revanche l’occasion de bousculer bien des options plus ou moins figées car, avec lui, la méthode des modèles devait prendre une ampleur sans précédent et menacer bien autrement les chantres de la formalisation théorique et spéculative. Comment se mirent en place ces réévaluations ? Comment l’arrivée de l’ordinateur contribua-t-elle à la réorganisation du champ de la formalisation de la forme des plantes ? Telles seront les questions qui nous préoccuperont désormais.