Une nouvelle machine à calculer pour un modèle de morphogenèse

Le philosophe des sciences Jean Lassègue a déjà très clairement rendu compte des principales options conceptuelles que manifeste l’article de 1952 469 . Et il les a ensuite contextualisées à travers une analyse psychologique du personnage à la fois troublante et assez convaincante 470 . Pour notre part, notre perspective visant à rendre compte du fait que les concepts ont une histoire non seulement dans la vie psychologique de l’individu mais aussi dans la vie sociale et historique de la communauté, en l’espèce scientifique, à laquelle cet individu appartient, nous nous pencherons de nouveau sur cet article en lui posant un ensemble de questions différemment orientées, dont celles-ci : par rapport aux représentations mathématiques antérieures de la morphogenèse déjà évoquées, qu’est-ce qu’apporte la solution technique des ondes chimiques stationnaires ? Quel rôle les théories chimiques de l’embryogenèse, alors naissantes, y ont-elle joué ? Dans ce cadre-là, quelle importance Turing donne-t-il au calculateur numérique ? Enfin, peut-on réellement dire que ce travail fonde les méthodes de simulations informatiques ?

Jean Lassègue a rappelé que c’est dans le but final de concevoir un cerveau artificiel que Turing s’est finalement penché sur le substrat biologique. Jusque là, en effet, Turing s’était distingué dans des travaux formels détachés de tout rapport à une incarnation physique. Selon lui, il fallait en fait « réduire la tension entre un point de vue indépendant de tout substrat (nécessaire pour rendre possible le transfert aux ordinateurs de propriétés liées à la pensée) et un point de vue dépendant d’un substrat particulier, le substrat biologique (nécessaire pour rendre compte des phénomènes auto-organisés) » 471 . Nous ajouterions qu’en toute logique, un travail spécifique sur la faculté d’auto-organisation du substrat biologique entraînait pour sa part une véritable recherche formelle sur la mise en formes concrètes des vivants. C’est donc probablement la raison pour laquelle Turing s’est orienté vers la modélisation de la naissance et du développement des formes dans le substrat biologique. Mais cela n’explique pas pourquoi il a eu recours à une approche préférentiellement chimique plutôt que mécanique ou électrique 472 . Selon nous, il faut pour le comprendre se pencher notamment sur les indices qui, dans l’article de Turing, indiquent les travaux antérieurs sur lesquels il fait fond.

Cette interrogation est évidemment cruciale car, comme nous le verrons, on ne peut répondre correctement à la question de savoir quel rôle Turing donnait effectivement au modèle mathématique dans la morphogenèse du vivant, et spécifiquement à son traitement à l’aide du calculateur numérique, sans avoir auparavant tenté de contextualiser d’un point de vue d’histoire des sciences cette modélisation chimico-mathématique, tant il est vrai que le rôle épistémologique que l’on donne au calculateur numérique dépend pour tout scientifique (surtout lorsqu’il s’agit d’une première incursion dans le domaine des sciences de la nature comme c’est le cas ici pour Turing) d’une ontologie spécifique à la fois à son objet d’étude et à la manière dont il décide de se le représenter à un moment donné de son travail.

Notes
469.

[Lassègue, J., 1998b], pp. 124-143.

470.

[Lassègue, J., 1998b], pp. 191-197.

471.

[Lassègue, J., 1998b], p. 96.

472.

[Lassègue, J., 1998b], p. 126.