Le modèle chimico-mathématique

Rappelons donc brièvement en quoi consiste le propos central de Turing. Il s’agit de rendre compte de façon très simplifiée d’apparition de formes dans un substrat biologique homogène par la naissance de ruptures de symétrie entre les phénomènes de diffusion et de réactions chimiques. Les substances qui diffusent et réagissent se voient qualifier du néologisme de « morphogènes » par apparentement aux gènes qui détermineraient la production des formes. Ainsi, dans le but de formaliser la mise en place d’un milieu auto-organisé, Turing s’appuie sur l’évolution temporelle des systèmes de réaction-diffusion au niveau des seules substances chimiques. D’une part, les équations de diffusion contrôlent les flux de substances entre les cellules ou entre les points géométriques du substrat (selon que l’on représente le substrat de façon discrète ou continue). Elles suivent les lois ordinaires de la diffusion, c’est-à-dire des lois mathématiques avec des équations aux dérivés partielles : « c’est très semblable à la conductivité de la chaleur, la diffusibilité prenant la place de la conductivité. » 473 D’autre part, les équations des réactions chimiques contrôlent les taux de réactions en fonction des concentrations des substances. Elles s’expriment alors selon le modèle de la loi d’action de masse 474 . Cependant Turing simplifie considérablement le modèle de sorte qu’il demeure linéaire (voir encadré).

Le formalisme du modèle chimico-mathématique
Il est possible de représenter le modèle de Turing de façon simplifiée 475 . Si les variables x et y représentent les concentrations d’une cellule donnée en morphogène X et en morphogène Y, un système d’équations différentielles couplées peut représenter leur évolution du point de vue des réactions chimiques qui les affectent :
x’ = 5x – 6y +1
y’ = 6x – 7y +1
Ces valeurs de paramètres prises à titre d’illustration signifient que chaque morphogène est inhibiteur de l’autre, mais que chacun est activateur de lui-même de par l’effet d’une auto-catalyse. Turing considère ensuite une cellule voisine vers laquelle x1 et y1 de la cellule 1 diffusent avec des constantes de diffusion d1 et d2. On définit de même x2, y2, pour la cellule 2. En combinant les phénomènes de diffusion et les phénomènes de réaction, on a donc le système total suivant :
x1’ = (5x1 – 6y1 +1) + d1 (x2-x1)
y1’ = (6x1 – 7y1 +1) + d2 (y2-y1)
x2’ = (5x2 – 6y2 +1) + d1 (x1-x2)
y2’ = (6x2 – 7y2 +1) + d2 (y1-y2)
Si l’on recherche un point d’équilibre, les dérivées s’annulent et on voit immédiatement que le système de valeurs x1=y1=x2=y2=1, par exemple, est solution. Or Turing fait observer que cet état d’équilibre est instable pour certains couples (d1, d2) bien choisis. Car si l’on part de petites fluctuations par rapport à cet équilibre, la cellule 1 va contenir toujours plus de X et de Y aux dépens de la cellule 2.
Turing suggère ainsi les valeurs suivantes :
x1(t=0) = 1,06 y1(t=0) = 1,02
x2(t=0) = 0,94 2(t=0) = 0,98
d1 = 0,5 d2 = 4,5
Dans ce cas, on trouve x1’ = 0,12 ; y1’ = 0,04 ; x2’ = -0,12 ; y2’ = -0,04. Donc l’écart va se creuser jusqu’à ce que la cellule 2 soit vide et que x1 = y1 =2 et x2 = y2 = 0. Ainsi de petites fluctuations peuvent susciter une baisse de symétrie, donc une forme, à l’intérieur d’un substrat au départ symétrique.

Moyennant ces représentations formelles élémentaires, l’évolution globale du modèle mathématique prouve que des ruptures de symétries spatiales peuvent apparaître spontanément, sous l’effet de petites perturbations. Ces ruptures de symétrie sont dues à des effets d’ondes stationnaires ou, si l’on préfère, d’interférences constructives. Ainsi des formes dissymétriques peuvent naître et se stabiliser dans un milieu au départ homogène. Ce résultat lui paraît important dans la mesure où il contraste manifestement avec les considérations de l’ouvrage de d’Arcy Thompson qu’il cite et dont il semble avoir une bonne connaissance. Dans On Growth and Form en effet, on trouve un paragraphe sur l’explication des formes au moyen de modèles de diffusion. Or, ce que d’Arcy Thompson montre au sujet de ces modèles, c’est qu’ils peuvent certes contribuer à l’instauration de formes, mais toujours au bénéfice d’une forte symétrie finale 476 . Même les petites « fluctuations au hasard », qui sont par exemple à l’origine de la structure cellulaire des tourbillons de Bénard 477 , participent à l’uniformisation du système en le faisant dériver finalement vers une forme stable et symétrique. Selon nous, il est très probable que Turing ait médité ce passage de d’Arcy Thompson et qu’il ait été notamment intrigué par le fait que des « petites fluctuations au hasard » conduisent toujours à des systèmes fortement symétriques. Il est même très vraisemblable selon nous que le fait que d’Arcy Thompson ait particulièrement insisté sur le rôle central des « forces moléculaires » dans cette symétrisation forcée, par-delà les fluctuations de hasard, ait donné l’idée à Turing d’introduire, aux côtés des effets de diffusion, des effets chimiques afin de contrebalancer cette régression mécanique vers la symétrie. Quant à la convection proprement dite, elle sera tout bonnement évacuée par Turing pour des raisons de faible pertinence biologique 478 .

Notes
473.

“This is very like the conduction of heat, diffusibility taking the place of conductivity”, [Turing, A. M., 1952], p. 40.

474.

Qui n’est pourtant valable que dans une solution parfaite.

475.

Nous nous appuyons pour ce faire sur [Rosen, R., 1968], p. 494.

476.

Voir [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], pp. 124 : « Qu’au départ le liquide soit en mouvement ou au repos, le système atteint toujours un état symétrique ou uniforme […] Dans l’état d’équilibre final, les cellules sont toutes des hexagones de dimension bien précises, déterminées par la température, la nature et l’épaisseur de la couche liquide ; le jeu des forces moléculaires n’impose pas seulement l’établissement d’un réseau cellulaire de forme précise, mais il confère également une ‘taille fixe’ à la cellule. »

477.

Courants de convection qui s’instaurent dans une fine couche de liquide légèrement chauffée à la base et entrant en compétition avec la conduction thermique. Ce phénomène a été expliqué en 1900 par le physicien H. Bénard. Au contraire de d’Arcy Thompson, [Nicolis, G. et Prigogine, I., 1989, 1992] (pp. 13-18) considèrent que les tourbillons de Bénart sont déjà une forme remarquable de rupture de symétrie et donc une forme de « complexité ». En fait, même avec l’instauration d’un système cellulaire uniforme, il y a bien en effet diminution du nombre de degrés de symétrie affectant le substrat initial.

478.

[Turing, A. M., 1952], p. 38.