L’influence de l’embryologie chimique

Il faut remarquer que Turing met en évidence son phénomène en faisant des calculs à la main (donc il ne met pas d’emblée l’usage de l’ordinateur en avant) sur des équations très simplifiées et calculables du fait même de la simplicité extrême des formes des tissus organiques (tore ou cylindre) dont il suppose qu’ils sont le siège de ces phénomènes de réaction-diffusion. De plus, toujours afin de pouvoir faire ces calculs à la main, il suppose que « les taux de réactions sont des fonctions linéaires des concentrations, une hypothèse qui est justifiable dans le cas d’un système qui vient juste de quitter une condition homogène » 479 . Son modèle général repose donc sur un système d’équations différentielles linéaires.

Beaucoup de choses ont été dites sur ce modèle mathématique de la morphogenèse. Au lieu de nous représenter cette suggestion seulement comme un météore scientifique, qualificatif qui, avouons-le, lui convient assez bien tout de même compte tenu du fait que, d’une part, Turing n’était pas un embryologiste et que, d’autre part, cette suggestion a été féconde sur le tard mais de façon très remarquable 480 , nous souhaiterions le situer ici dans un contexte d’histoire des sciences et des concepts afin de le penser en rapport avec notre problématique des représentations mathématisées de la forme depuis l’ordinateur.

Or, nous avons vu précédemment comment Rashevsky avait, dès 1933, proposé une « théorie » (morte-née) de la multiplication cellulaire sous l’effet de forces électriques, puis, en 1938, une « théorie », mieux vérifiée, de cette même multiplication sous l’effet de forces mécaniques de diffusion. Il est bien sûr probable que Turing n’en ait pas eu connaissance.

Il est une chose que l’on peut dire toutefois au vu des hypothèses de son modèle et de sa bibliographie : sa mathématisation de la morphogenèse lui est clairement inspirée dans un contexte intellectuel où il a plutôt connaissance des travaux récents de l’embryologie chimique que de ceux de la biophysique rashevskyenne qui n’a pourtant jamais cessé de s’interroger sur la forme des êtres vivants. Il cite ainsi un livre de l’embryologiste anglais C. M. Child (1869-1954), l’introducteur de la notion de gradient en embryologie (1916), de même que l’ouvrage déjà classique de C. H. Waddington, Organisers and genes, remontant à 1940 481 . On sait, par ailleurs qu’au début de ses recherches sur la morphogenèse, Turing, alors en poste à Manchester, a été en contact avec un collègue botaniste de l’Université de Manchester, C. W. Wardlaw 482 . Or, ce dernier a une prédilection pour la recherche d’une théorie causale et unitaire de la phyllotaxie et de la morphogenèse en général. Pour lui, cette théorie devrait préférentiellement s’exprimer au moyen d’une approche physico-chimique. Après un travail expérimental sur la structure et le fonctionnement du méristème apical, puis sur l’organogenèse de la fougère, Wardlaw s’était en effet appuyé sur les mises en évidence récentes (1933-1935) du rôle des hormones de croissance, appelées auxines, dans la morphogenèse végétale. L’existence de phytohormones était pressentie depuis les années 1880 483  ; mais cette confirmation expérimentale vint à l’époque redonner du lustre aux théories des gradients physiologiques ou chimiques. Au début des années 1950, Wardlaw tient donc en haute estime les travaux de d’Arcy Thompson, de Child, mais aussi ceux, plus anciens, d’Hofmeister. De manière assez cohérente, en ce qui concerne plus particulièrement la phyllotaxie, Wardlaw critique en revanche l’approche dispersante et anti-mathématiste de Plantefol et de l’école française de botanique 484 . On peut donc imaginer que Turing a été introduit dans des problématiques d’embryologie mathématique à partir de points de vue proches de ceux de Wardlaw.

À côté de cette influence certaine, et comme Turing le répète à maintes reprises, il a fortement conscience de se livrer à une « modélisation » entendue au sens d’une extrême simplification des représentations. Or, il se trouve que les hypothèses lourdes qu’il choisit de faire sont finalement toujours en faveur d’une représentation chimique des phénomènes morphogénétiques. Conformément à notre suggestion précédente, on voit là se préciser la stratégie qui est la sienne face au demi-échec que l’approche mécaniste avait manifestement enregistré au travers des propos pourtant enthousiastes de d’Arcy Thompson. Mais c’est essentiellement en s’appuyant sur la notion waddingtonienne d’« évocateur » qu’il rejette finalement toute prise en compte de phénomènes mécaniques. L’argument principal qu’il évoque pour justifier cette abstraction supplémentaire n’est donc pas celui de la plus grande simplicité des calculs :

‘« Dans cet article, il est proposé de prêter plutôt son attention aux cas dans lesquels l’aspect mécanique peut être ignoré et où l’aspect chimique est le plus significatif. Ces cas promettent d’être plus intéressants, parce qu’il est présumé que l’action caractéristique des gènes eux-mêmes est chimique. Le système qui va être réellement considéré consiste donc en des masses de tissus qui ne croissent pas, mais à l’intérieur desquelles certains substances réagissent chimiquement, et à travers lesquelles elles diffusent. » 485

C’est donc dans une claire allusion à la théorie des gradients de Child, qu’il cite dans sa bibliographie, et à la découverte du caractère chimique des « évocateurs », appelés plus tard « organisateurs » par Waddington (qu’il a lu), que Turing se décide à faire abstraction des considérations mécaniques 486 . Mais c’est aussi parce que sa lecture de d’Arcy Thompson lui en avait montré les limites. Ce faisant, au niveau conceptuel, il innove en effet sur les théorisations mathématiques existantes, bien qu’il ne semble pas le savoir, notamment par rapport à la solution de Rashevsky, dans la mesure où il se simplifie davantage la tâche : Turing suppose que les tissus existent déjà parce qu’il s’appuie sur une théorie du gradient qui confine en fait à une théorie du champ morphogénétique 487 . La notion de diffusion des « morphogènes » lui vient directement des hypothèses de l’embryologiste Waddington. Son modèle n’est donc pas un modèle de croissance à proprement parler, ni un modèle de multiplication cellulaire, c’est un modèle de traçage de formes [« patterns »] dans un substrat biologique déjà existant et déjà réceptif aux morphogènes.

En 1940, Waddington avait développé lui-même cette idée des réactions chimiques qui se couplaient au gré des inhibitions ou des catalyses réciproques et qui finissaient par se « verrouiller » mutuellement, ce qu’il appelait alors des « interlocked reactions » 488 . Mais le traitement mathématique lui avait paru inextricable. C’est pourquoi par la suite, et comme nous l’avons signalé plus haut, il tâchera de trouver secours du côté des modèles différentiels de la dynamique des populations d’où il espérera tirer des solutions mathématiques calculables à la main.

Or, c’est précisément à ce niveau là que la connaissance personnelle que Turing a des calculateurs numériques intervient. Turing se satisfait sans remords d’un modèle totalement irréaliste dans son dimensionnement et dans sa linéarité supposée parce qu’il sait par ailleurs que l’on n’est plus par principe condamné à des calculs à la main. Waddington, lui, au contraire, a renoncé au réalisme de descriptions formelles aussi précises que le modèle de réaction-diffusion pour des raisons de calculabilité pratique car il ne perçoit pas immédiatement ni aussi bien que Turing le potentiel des calculateurs numériques 489 .

Notes
479.

“The wave theory which has been developed here depends essentially on the assumption that the reaction rates are linear functions of the concentrations, an assumption which is justifiable in the case of a system just beginning to leave a homogeneous condition”, [Turing, A. M., 1952], p. 71.

480.

Voir [Kepper (de), P., Dulos, E., Wit (de), A., Dewel, G. et Borckmans, P., 1998], p. 84. Voir également les travaux du biomathématicien de l’Université de Washington, James D. Murray (1989), présentés par [Chauvet, G., 1995], pp. 157-163. Dans les années 1980, J. D. Murray montrera qu’avec des modèles chimiques de réaction-diffusion, on peut reproduire visuellement des zébrures ou des tâches semblables à celles que l’on trouve sur le pelage de certains animaux.

481.

[Turing, A. M., 1952], p. 72.

482.

Voir [Hodges, A., 1983, 1988], p. 396. Dans ses écrits, Wardlaw semble même dire qu’il l’aurait rencontré pendant que Turing préparait sa publication de 1952. Voir [Wardlaw, C. W., 1968], p. 12.

483.

Voir l’article de J.-F. Leroy in [Taton, R., 1964, 1995], pp. 736-737.

484.

[Wardlaw, C. W., 1968], p. 193.

485.

“In this paper, it is proposed to give attention rather to cases where the mechanical aspects can be ignored and the chemical aspect is the most significant. These cases promise more interest, for the characteristic action of the genes themselves is presumably chemical. The systems actually to be considered consist therefore of masses of tissues which are not growing, but within which certain substances are reacting chemically, and through which they are diffusing”, [Turing, A. M., 1952], p. 38.

486.

Wardlaw rappelle que cette insistance, à laquelle il souscrit d’ailleurs lui-même, sur les mécanismes chimiques au détriment des mécanismes remonte à Child. Voir [Wardlaw, C. W., 1968], p. 67.

487.

R. Kehl (in [Taton, R., 1964, 1995], pp. 634-635) rappelle que l’embryologie, pour formaliser les modes opératoires des « inducteurs » puis des « organisateurs », a successivement repris les trois concepts-clés de la physique : le gradient (C. M. Child, 1915), le champ (J. S. Huxley, 1932) et le potentiel. Il commente de façon éclairante pour nous : « La notion de champ est plus générale, car l’action ne se limite pas ici à une direction axiale décroissante, mais irradiée dans toutes les directions à partir d’un centre », ibid., p. 634.

488.

[Waddington, C. H., 1962], p. 46.

489.

De plus Waddington écrivait ce texte en 1940, juste avant la mise au point de ces calculateurs. Alors que Turing écrit en 1952, époque où les gros calculateurs numériques se multiplient dans les universités.