La modélisation mathématique et le rôle du calculateur numérique selon Turing

Quoi qu’il en soit, il ne nous semble pas possible de faire de Turing un promoteur d’une modélisation mathématique dans les sciences du vivant comprise au sens d’une analogie mathématique purement formelle. Puisque le modèle mathématique est une idéalisation du réel, il lui reste toujours quelque chose du réel, un lien, même très ténu, et le réel le plus important dans le phénomène de la morphogenèse est, selon ce qui lui apparaît préférentiellement, le réel chimique. C’est donc lui qui doit être le guide pour la formalisation mathématique. De ces remarques, on peut déjà tirer une méthodologie de la modélisation mathématique turingienne : on modélise mathématiquement un phénomène vivant en conservant dans le modèle (sous forme certes idéalisée) les micro-événements apparemment les plus déterminants au regard des connaissances expérimentales limitées mais les plus actuelles d’une époque 490 . De façon significative, Turing précise même qu’une représentation mathématiquement « idéalisée » signifie, en ce sens, une représentation « falsifiée » 491 . Est-ce que pour autant, cela fait de lui le chantre d’une modélisation purement phénoménologique ? Il nous semble sur ce point en léger désaccord avec l’opinion de la cybernétique naissante, par exemple. Ainsi, rappelons que Rosenblueth et Wiener écrivaient en 1945 : « L’abstraction consiste dans le fait de remplacer la partie de l’univers que l’on considère par un modèle de structure similaire mais plus simple.» 492 L’abstraction est donc elle-même définie comme pratique de modélisation. La modélisation est forcément comprise comme abstraction du détail, simplification, idéalisation, lissage des singularités, conservation de l’essentiel comme pure forme. Or, l’essentiel pour Turing reste matériel et fait l’objet d’une discipline d’étude séculaire et bien implantée : la chimie. Ainsi, Turing ne se contente pas d’une modélisation phénoménologique et de surface, il éprouve le besoin de supposer des entités (les « morphogènes ») pour construire son modèle. Son modèle est donc construit, il n’est pas induit. Il n’est pas même déraciné, au sens où nous l’entendons. Ce n’est pas non plus un modèle purement informationnel au sens des cybernéticiens. C’est pourquoi d’ailleurs Wardlaw s’appuiera par la suite pendant près de 15 ans sur ce qu’il appellera la « théorie de Turing ». Sans réussir à confirmer plus que des tendances, il tentera même de calibrer ce modèle théorique grâce à des confrontations quantitatives avec l’expérience.

C’est que Turing a également pour objectif de sortir les considérations morphogénétiques de leur enfermement théorique. Mais il ne renonce pas à la théorisation formelle en tant que telle. Le calcul numérique a pour lui cette fonction de rendre plus concrètes les hypothèses théoriques de l’embryogenèse, et cela parce que son modèle n’est pas une pure analogie de surface. En ce sens, il lui suffit d’avoir montré non pas un usage systématique du calculateur numérique mais la possibilité de l’extension de son modèle mathématique vers un modèle non-linéaire, cette fois-ci assumé, grâce à la disponibilité nouvelle des calculateurs numériques. Dans sa conclusion, il propose d’introduire à l’avenir une « méthode computationnelle » 493 qui mette en œuvre non plus des théories « embrassant » 494 un processus général, mais des cas particuliers de ce processus. Pourtant, cette approche computationnelle en embryologie chimique ne va pas jusqu’à la représentation des molécules chimiques. De par son chimisme, le modèle, chez lui, reste fermement continuiste même s’il est appliqué sur un substrat discrétisé comme un groupe de cellules. Il faut ainsi distinguer la discrétisation du modèle de la discrétisation du substrat. Turing pense à discrétiser son modèle sans pour autant discrétiser le substrat qui légitime le modèle.

Pour modéliser la croissance et les formes à l’aide de l’ordinateur, Turing n’a donc pas ici l’idée d’une approche générative qui serait centrée sur les histoires individuelles des molécules chimiques 495 . Son projet d’utilisation du calculateur reste donc dans les limites d’un emploi de la machine au titre d’un calculateur pas à pas d’un modèle de processus qui sont par ailleurs continus. L’ambivalence au sujet du caractère computationnel ou représentationnel du modèle telle qu’elle existait déjà à la même époque dans les travaux de von Neumann et Ulam sur les simulations numériques de type Monte-Carlo est par conséquent absente de son propos. C’est pourquoi, il serait inexact de le voir comme le père fondateur de la simulation sur ordinateur 496 . Tout au plus a-t-il annoncé un programme, en même temps qu’il a montré les limites de l’approche continuiste classique. Turing précise qu’il « serait possible de traiter quelques cas particuliers avec l’aide de calculateurs numériques » 497 . Il poursuit en justifiant cette position de la façon suivante : « cette méthode a l’avantage de ne pas rendre aussi nécessaires les hypothèses simplificatrices comme c’est le cas lorsque l’on pratique une analyse de type théorique » 498 . L’ordinateur devrait ainsi progressivement servir à seconder l’homme dans des calculs itératifs complexes, qui ainsi ne seraient plus rédhibitoires, et par ce biais il devrait contribuer à modifier la pratique théorique des chercheurs.

Pour finir, prenant acte du fait que les exemples biologiques qu’il a utilisés dans son article étaient simplistes, voire imaginaires, Turing insiste sur l’idée selon laquelle les phénomènes biologiques sont généralement très compliqués et que les mathématiques élémentaires qu’il a employées n’y sont pas adaptées. Il s’agit cette fois-ci d’un appel en direction des artisans de formalismes que sont les mathématiciens et les biologistes théoriciens. Pour Turing, dans le cas précis de la modélisation de la morphogenèse, l’ordinateur garde donc essentiellement sa fonction de calculateur. Par des procédés d’approximation et d’analyse numérique apparentés à la méthode des éléments finis développée en sciences de l’ingénieur, on sait déjà en effet lui faire « résoudre » des équations différentielles complexes sans avoir à simplifier leur formulation explicite, c’est-à-dire sans négliger une partie des termes qui y intervenaient. Pour cela, il suffit de considérer les différentielles comme des rapports entre des valeurs ou « éléments » finis et non plus comme la limite d’un rapport entre des quantités infinitésimales. L’ordinateur apporte donc bien quelque chose de nouveau dans la pratique scientifique, mais seulement au niveau de la puissance de calcul et non directement au niveau conceptuel. Tout au plus libère-t-il l’esprit créatif des théoriciens de la contrainte de la solubilité à la main des équations. Dans cette perspective, l’ordinateur est certes l’occasion d’une réflexion et d’un réajustement important au sujet des formalismes mathématiques en biologie. Ces derniers sont en général trop simples face à des objets « très compliqués » 499 .

Notes
490.

Cette interprétation n’est pas incompatible avec la thèse d’une obsession chimiste qui aurait été par ailleurs le propre de Turing (le poison dans la pomme qui a servi à son suicide, les hormones qu’on lui injectait…). Voir [Lassègue, J., 1998b], pp. 191-192.

491.

C’est en ce sens qu’il comprend l’expression de « modèle mathématique », [Turing, A. M., 1952], p. 37.

492.

”Abstraction consists in replacing the part of the universe under consideration by a model of similar but simpler structure. Models, formal or intellectual on the one hand, or material on the other, are thus a central necessity of scientific procedure”, [Wiener, N., 1945], p. 316.

493.

“computational method”, [Turing, A. M., 1952], p. 72.

494.

[Turing, A. M., 1952], p. 72.

495.

Il ne s’agit donc pas d’une simulation moléculaire avant l’heure.

496.

Comme le suggère [Lassègue, J., 1998a], p. 76.

497.

“It might be possible, however, to treat a few particular cases in detail with the aid of a digital computer”, [Turing, A. M., 1952], p. 72.

498.

“This method has the advantage that it is not so necessary to make simplifying assumptions as it is when doing a more theoretical type of analysis”, [Turing, A. M., 1952], p. 72.

499.

“very complicated”, [Turing, A. M., 1952], p. 72.