Réception de l’article de Turing en embryologie

Cet article a par la suite suscité l’intérêt de Wardlaw, bien sûr, comme celui de Conrad Hal Waddington, dont on a vu que certaines idées avaient été initialement à l’origine du modèle de Turing. Waddington reconnaît qu’il s’agit d’une contribution majeure pour la biologie théorique dans la mesure où il y est clairement mis en évidence le fait que toute forme d’apparence régulière peut « émerger d’un système qui consiste au départ seulement en une étendue homogène perturbée par des processus purement aléatoires » 500 . Cependant, Waddington tient à exprimer deux critiques à l’encontre de ce modèle, du point de vue du biologiste qu’il revendique d’être 501 .

Tout d’abord, les motifs produits par ce modèle semblent finalement assez irréguliers quand ils ne sont pas, au contraire, brutalement périodiques. Ce qui semble manquer à ce modèle, c’est donc la représentation de la façon dont les motifs se coordonnent en fait entre eux dans la réalité observée pour n’être ni tout à fait irréguliers ni complètement systématiques ou périodiques. Or, précise Waddington, ce à quoi le biologiste penserait en cette occasion, c’est assurément à un processus de « feedback », de contrôle en retour, de certains des motifs déjà imprimés sur ceux qui sont en train de s’imprimer sur le substrat. Si cela ne tenait qu’à lui, le biologiste tendrait donc à réintroduire ici la modélisation formelle d’une téléonomie locale pour la morphogenèse. Ce qui gêne le biologiste, c’est le fait que ce processus de Turing soit aveugle, qu’il soit comme poussé par les mécanismes chimiques sans que le biologique fonctionnel préexistant (puisqu’il y a substrat biologique) n’ait un droit de regard sur cette mise en forme chimique au moment où elle a lieu. À cet égard, ce sont les concepts de la cybernétique qui pourraient amender le modèle, selon Waddington.

Ensuite, Waddington produit une deuxième critique, celle qu’il juge décisive mais non point rédhibitoire. Dans ce modèle de Turing, en effet, les dimensions des structures, comme les longueurs d’onde des motifs périodiques en particulier, dépendent uniquement des constantes chimiques donc du niveau chimique d’explication. Les tailles des motifs sont déterminées dans l’absolu (non relativement aux autres parties de l’organisme) et uniquement par rapport aux constantes chimiques. Au contraire, « dans la plupart des systèmes biologiques […], la longueur d’onde des structures périodiques est liée à la taille totale » 502 de l’organisme. Ce problème est une conséquence cruciale, et tout à fait remarquable, du réductionnisme propre au modèle théorique de Turing (la morphogenèse biologique réduite au chimique). Cela voudrait dire par exemple que les grands spécimens de cœlentérés 503 auraient un plus grand nombre de tentacules que les petits ! Ce qui est manifestement absurde... Même en prenant en considération le côté fictif et simplificateur du modèle de Turing, Waddington ne peut admettre qu’il conduise à une telle rigidité formelle. Cette détermination chimique de la morphogenèse est en ce sens incompatible avec les observations élémentaires que d’Arcy Thompson lui-même a consignées et rapportées dans sa « théorie des transformations ». Le niveau chimique d’explication, même métaphorique, semble tout à fait hors-sujet à cet égard. Et Turing ne s’aperçoit pas qu’en ayant tourné le dos aux explications mécanistes de d’Arcy Thompson à cause de leur incapacité à rendre compte des ruptures de symétrie, il tombe lui-même dans l’écueil de rendre la mise en formes biologiques trop dépendante du niveau chimique de la matière. Voulant échapper à un premier type de réductionnisme, Turing tombe dans un autre, malgré ses précautions oratoires sur le caractère « idéalisé » à l’extrême et « falsifié » de son modèle chimique. Waddington juge que cette incohérence pourrait néanmoins être atténuée au moyen d’une modélisation mathématique plus poussée. Ce à quoi engagent, selon lui, ces travaux préliminaires de Turing. Ce serait notamment envisageable dans le cas où, prenant en compte le fait que le substrat n’est pas de taille infinie mais limitée (ce que Turing ne fait justement pas pour des raisons de calculabilité), les effets de bord et donc la dimension métrique des tissus affectés seraient pris en compte 504 . Alors peut-être verrait-on un modèle chimico-mathématique capable de rendre compte des homologies de structure.

Il est en tout cas très significatif que l’article de Turing ait surtout rencontré un écho favorable dans les milieux de l’embryologie organiciste. Waddington et ses collègues en biologie mathématique retiendront ainsi surtout l’idée qu’à partir d’un système d’équations différentielles couplées, on peut faire apparaître une rupture d’homogénéité dans un milieu continu. Le formalisme continuiste peut spontanément faire surgir des discontinuités et des hétérogénéités. Dons, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’invocation du travail de Turing restera souvent de nature conservatrice et rhétorique puisqu’elle fera signe vers ce qu’est capable de faire, contre toute attente, un type de formalisme déjà ancien et bien maîtrisé, au moins dans ses formulations, si ce n’est dans ses résolutions. Dans le cadre de la biologie mathématique, l’article de Turing sert d’abord à sauver une approche formalisée de type essentiellement continuiste. Et c’est en cela que l’ordinateur n’y joue encore que le rôle d’un calculateur.

Notes
500.

“It is, I think, a major contribution to theoretical biology to show that any regular pattern at all can emerge from a system which consists initially only of homogeneous expanse disturbed by purely random processes”, [Waddington, C. H., 1962], p. 128.

501.

Façon d’indiquer qu’il reconnaît à Turing le droit de lui donner des leçons de mathématiques.

502.

“In most biological systems, on the other hand, the wave length of periodic structures is related to the overall size”, [Waddington, C. H., 1962], p. 128.

503.

« Embranchement d’animaux aquatiques vivant de proies capturées à l’aide de leurs appareils urticants », selon la définition du dictionnaire Robert, 1970.

504.

[Waddington, C. H., 1962], p. 129.