Modéliser n’est plus abstraire des lois mais reproduire des règles

En 1948, en effet, von Neumann montre que, conformément à ses attentes, à partir d’un certain degré de complexité, le calcul numérique, faisant intervenir des valeurs discontinues, approchées et traitées par l’arithmétique, est plus précis que le calcul analogique, c’est-à-dire que le calcul classique avec des grandeurs continues 520 . Il prolonge alors le résultat de Turing au sujet de la « machine automatique universelle » selon lequel un automate peut fonctionner comme un autre automate dès lors qu’on lui fournit les fonctions adéquates 521 . En vertu de ce théorème en effet, la nature même d’un automate doit, selon lui, pouvoir être avantageusement « modélisée » par un autre automate. La motivation principale des recherches de von Neumann en 1948 réside bien dans le projet de concevoir des automates producteurs d’eux-mêmes (auto-reproducteurs) et ainsi d’élargir la notion d’automate de calcul.

Mais, ce faisant, von Neumann n’a pas du tout l’intention de développer des mathématiques gratuites, coupées de toute préoccupation concrète. Ce qui l’intéresse aussi, c’est de rendre un automate analogue à la logique qui anime les être vivants avec leur faculté de se reproduire. C’est ce qu’il désigne comme un des « aspects fonctionnels de l’organisation dans la nature » 522 . Or il montre que les automates formels sont de bons modèles du vivant à la condition qu’ils aient eux-mêmes cette particularité d’être à eux-mêmes leur propre modèle, c’est-à-dire à la condition qu’ils puissent se reproduire. Ces automates portent alors en eux-mêmes leur propre modèle, parce qu’ils contiennent les plans de la production d’un automate qui leur est identique. Ils sont ainsi leur propre modèle, mais en un sens nouveau, au sens d’un modèle de conception, d’un modèle logique de production conçu à l’image d’un plan de machine automatique. Dans ces automates reproducteurs en effet, moyennant certaines précautions qui fait que l’on distingue un mécanisme de contrôle d’un mécanisme de copie d’instructions 523 , la représentation et la production se confondent. Faire fonctionner un de ces automates, c’est en fabriquer un et fabriquer un de ces automates, c’est en faire fonctionner un.

Or, von Neumann montre qu’à partir d’une certaine complexité numérique (un assez grand nombre d’instructions), la conception de ces objets analogues au vivant est envisageable 524 . Il veut ainsi rendre manifeste l’analogie entre une machine formelle auto-reproductrice et le vivant. Aussi n’hésite-t-il pas à écrire que, dans le cas particulier où l’on a un automate reproducteur, « [une instruction] a en gros les fonctions d’un gène » 525 . Il rapproche alors ostensiblement les automates reproducteurs de la fonction essentiellement ambivalente des gènes : construire en instruisant et se reproduire à partir du substrat qu’ils ont instruit. L’ambition de von Neumann est donc bien de mettre en évidence les analogies que l’on peut faire entre les êtres vivants et les machines à calculer numériques. Lorsqu’à la même époque Turing s’intéresse à la mise en forme du vivant en vue de la conception d’un cerveau artificiel et de son incarnation, von Neumann s’intéresse plutôt à l’auto-reproduction comme propriété générique du vivant pour tenter d’affronter l’obstacle de principe que semble opposer à toute tentative de modélisation ce qu’il appelle la « complexité » du vivant. Il définit alors cette « complexité » comme ce qui caractérise un objet dont la plus simple description ne peut être que lui-même 526 .

Mais, même si l’on accepte une simplification à l’extrême de la représentation du substrat biologique, il demeure dans les propos de von Neumann une ambiguïté qui peut expliquer en partie ce qui a empêché que la biologie ne s’en saisisse immédiatement, mise à part la neurobiologie théorique avec ce qui deviendra le programme de l’intelligence artificielle à partir de 1956 et du colloque de Darmouth. Car, à la fin du texte de 1948, avec la démonstration de la faisabilité de l’auto-reproduction formelle, on ne sait finalement pas si von Neumann aboutit à un modèle très simple de multiplication cellulaire, donc valable au niveau des cellules matérielles d’un organisme vivant, ou à un modèle de fonctionnement du cerveau où la notion de reproduction joue cette fois-ci à un niveau cognitif 527 . La « neurologie » 528 devient en fait incidemment un modèle pour la morphogenèse. Le glissement vers la problématique cognitive du formalisme des automates, censée au départ contribuer à une théorie de la reproduction organique, peut s’expliquer par le fait que von Neumann laisse dans l’ombre une problématique physico-mathématique qui a pourtant été, pour lui comme pour Ulam, décisive. Nous reviendrons sur cette hypothèse en temps utile.

Toujours est-il que c’est une modélisation d’un nouveau genre qui est introduite par ces travaux sur la difficulté de modéliser le vivant. Quand la logique du biologique est un modèle de modélisation, la modélisation formelle peut faire évoluer ses formalismes. La modélisation n’est plus seulement ici le fait d’observer le réel, d’en simplifier l’image puis de le refléter dans le comportement de langages mathématiques pourvus de lois de construction arithmétiques, algébriques ou géométriques et de choisir enfin parmi ces langages celui qui décrit le mieux ce réel. Car ce genre nouveau de modélisation du vivant par des automates reproducteurs annule de fait la distance entre le modélisé et le modélisant. Il n’y a de modélisation que parce que le modélisé est en même temps modélisant. La modélisation n’est plus une abstraction représentative à partir du modélisé puisqu’elle est inséparable de la production de ce modélisé, de sa reproduction, c’est-à-dire du fait qu’il fonctionne et se donne à voir. Modéliser en ce sens signifie produire et reproduire, mais non plus représenter directement de façon abstractive.

Notes
520.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], pp. 72-73: « La véritable importance d’une procédure digitale réside donc bien dans sa capacité à réduire le niveau de bruit relatif dû au calcul dans des proportions qui sont complètement inaccessibles dans toute autre procédure (analogique). En outre, il est de plus en plus difficile de réduire le niveau de bruit dans une machine analogique alors que c’est de plus en plus facile pour une machine digitale […] C’est ici, et non dans sa fiabilité absolue mais sans intérêt pratique, que réside l’importance de la procédure digitale ».

521.

[Turing, A. M. et Girard, J.-Y., 1995], §§6-7, pp. 66-71.

522.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 62.

523.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 102. Pour une présentation plus circonstanciée, voir [Emmeche, C., 1994, 1999], pp. 51-57.

524.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 102.

525.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 102.

526.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 94.

527.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 94.

528.

[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 94.