Pour ce qui est des êtres vivants dont von Neumann essaie d’extraire la fonction logique qu’il juge essentielle, la modélisation devient la capacité de produire des êtres logiques qui interagissent entre eux dans l’autonomie, à la façon d’un être vivant. Modéliser la reproduction dans ce cadre-là, ce n’est donc plus tout à fait abstraire, c’est reproduire la capacité de reproduction. C’est donc parce que l’objet que von Neumann veut modéliser possède une propriété essentielle, étrange et inédite, que la méthode de modélisation mathématique en ressort elle-même transformée. Elle devient une façon de doubler la réalité en en produisant des modèles purement logiques et numériques. La réussite de la modélisation réside alors seulement dans l’identité présumée entre les règles d’interaction interne du système vivant et celles du système logique. La modélisation s’apparente ainsi à la recherche de règles, les règles d’un jeu de production qui soit en même temps un jeu de reproduction. Elle devient une modélisation formelle mais ascendante. Elle est une méthode de formalisation qui part d’éléments aux comportements simples (les règles) et qui se complexifie, étape par étape. À l’issue de ce processus, la complexité atteinte est le plus souvent non représentable de manière analytique et condensée.
Car la difficulté de cette modélisation tient à ce qu’elle n’est plus mathématique et déductive au sens d’une mathématique des structures, comme l’algèbre, mais inductive et logique de par son constructivisme pas à pas. Von Neumann a ainsi conscience que l’on a affaire à des objets formels mal connus et auxquels manquent encore une véritable théorie générale 529 puisque les automates n’ont pas été conçus axiomatiquement à partir de leurs relations (comme dans une théorie mathématique de structures) mais à partir de leurs propriétés intrinsèques et exprimées sous forme de règles de comportement individuelles 530 .
Von Neumann ne cherche pourtant pas tout de suite à donner une représentation spatialisée de cette auto-reproduction. Il lui suffit d’en avoir montré la possibilité logique à partir de propriétés formelles intrinsèques et minimales. Il évoque cependant bien l’analogie que l’on pourrait immédiatement faire avec la reproduction cellulaire. Mais, dans ce passage, on voit qu’il n’a d’abord aucunement en tête la perspective d’une morphogenèse matérielle et donc spatialisée :
‘« Il est clair également que le mécanisme de duplication de B [un automate qui peut faire une copie de n’importe quelle instruction] effectue l’acte fondamental de la reproduction, la copie du matériau génétique, qui est l’opération fondamentale de la multiplication des cellules vivantes. » 531 ’Von Neumann n’entend ici parler que d’un « acte » de genèse logique mais pas d’un « acte » de genèse spatiale. L’automate qui naît des productions du premier a une existence in abstracto et indépendante de tout dimensionnement ou de toute problématique concrète. Il est donc très important de comprendre qu’en 1948, von Neumann ne songe aucunement à intégrer directement sa notion d’automate auto-reproducteur à des modèles de morphogenèse biologique. Ce qui l’intéresse d’abord, c’est un problème logique, pas un problème morphologique. Il ne voit pas de lien immédiat entre les deux, d’autant plus que même par la suite, il ne se piquera d’avoir des connaissances biologiques sommaires qu’en matière de cerveau et non en embryologie 532 .
Par la suite toutefois, fidèle à son souci de la réalisabilité pratique de ce qu’il conçoit, von Neumann veut expliciter les règles logiques élémentaires nécessaires et suffisantes pour un automate reproducteur. Il lui faut donc aller jusqu’à une conception précise, tout au moins sur le papier, de cet automate reproducteur. Il la cherche d’abord sous la forme de ce que Arthur W. Burks appellera un « système à automate cinématique » 533 . Dans ce premier modèle matériel de l’automate logique auto-reproducteur, von Neumann focalise son attention sur les mouvements que doivent produire les opérateurs de lecture et de reproduction de son automate pour aller quérir les matériaux nécessaires 534 . Comme on le sait, il va parvenir à cette représentation cinématique hypothétique. Mais, c’est à partir de là que la figure et l’approche de son collègue Ulam prennent du poids. Nous allons donc en venir à cet autre mathématicien de Los Alamos afin de mesurer son apport personnel, notamment dans cette idée de rendre « cellulaires » donc spatiaux, ou au moins topologiquement répartis, les automates et ainsi de comprendre ce qui le conduira ensuite à faire simuler les premières formes ramifiées sur un ordinateur.
[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 82 : « Nous sommes très loin de disposer d’une théorie des automates qui mérite ce nom, à savoir une véritable théorie mathématique logique. » Voir également [Neumann (von), J., 1958, 1996], p. 14 : « Je voudrais noter en passant, qu’il serait très satisfaisant de pouvoir parler d’une ‘théorie’ au sujet de ces automates. Malheureusement tout ce dont nous disposons à l’heure actuelle n’est qu’une ‘masse d’expériences’ mal articulée et peu formalisée. »
Par exemple, s’agirait-il encore de mathématiques aux yeux du groupe Bourbaki ? Voir [Le Lionnais, F., 1962], p. 22 : « Entendues ainsi, les mathématiques se réduisent à l’étude de lois très générales s’appliquant à des collections d’éléments qui ne sont plus nécessairement des nombres ou des points. » Voir de N. Bourbaki lui-même : « Faire la théorie axiomatique d’une structure donnée, c’est déduire les conséquences logiques des axiomes de la structure en s’interdisant toute autre hypothèse sur les éléments considérés(en particulier, toute hypothèse sur leur ‘nature’ propre) », ibid., p. 41. C’est l’auteur (‘Bourbaki’) qui souligne. Plus loin on lit le passage souvent cité : « Dans la conception axiomatique, la mathématique apparaît en somme comme un réservoir de formes abstraites – les structures mathématiques ; et il se trouve – sans qu’on sache bien pourquoi – que certains aspects de la réalité expérimentale viennent se mouler en certaines de ces formes comme par une sorte de préadaptation », ibid., p. 47. La notion de « réservoir de formes vides » est reprise de [Weyl, H., 1949, 1963], p. 25.
[Neumann (von), J., 1948, 1951, 1996], p. 102.
[Neumann (von), J., 1958, 1996], p. 13.
[Burks, A. W., 1970], pp. 3-5.
Voir [Emmeche, C., 1994, 1999], pp. 54-56.