Quand le calculateur numérique est … analogique, il simule !

Mais ce qu’il est également très important de noter ici, c’est qu’Ulam emploie dans ce même contexte le terme d’« expérimentation » 552 . Or, ce qui fait selon lui le caractère empirique du modèle sur calculateur, c’est que les formalismes qu’il combine sont de nature statistique. Ulam ne veut pourtant pas dire ici que c'est parce qu’elle réserve des surprises à l’utilisateur que la nature statistique de cette modélisation la rend quasiment identique à une expérimentation. Son argument n’est pas d’ordre phénoménologique ni pragmatiste ou subjectiviste sur ce point précis. Il va en fait plus loin que cela. Ainsi il écrit :

‘« Il est bien sûr évident que l’on peut étudier ‘expérimentalement’ le comportement des solutions d’équations qui elles-mêmes décrivent un processus aléatoire, en utilisant le calculateur digital comme une machine à analogie [« analogy machine »] comme cela a déjà été le cas [suit une référence à un travail antérieur de Ulam et Metropolis]. » 553

Là aussi, on trouve donc une manière de transitivité dans l’argumentation. Mais celle-ci nous permet de légitimer non plus l’interprétation des formalismes mathématiques par d’autres formalismes approchants, mais l’évolution du statut de la machine elle-même vis-à-vis du traitement des mathématiques en physique. La machine passe ainsi du rôle de calculateur approché à celui de réservoir de particules « fictives » 554 et simulées. Dans ce contexte, le calculateur numérique mérite désormais le nom de simulateur, comme les calculateurs analogiques auparavant, parce qu’avec la position stochasticiste 555 et granulaire qui caractérise l’approche de Ulam, on peut voir une réelle analogie entre ce que font les particules réelles et ce que fait le calculateur. Par l’effet d’un paradoxe assez curieux mais finalement compréhensible du fait même de ces déplacements progressifs dans le statut accordé aux formalismes, on peut dire que c’est parce que le calculateur numérique est en même temps analogique (de par cette vision granulaire et stochastique) qu’il devient un simulateur, au même titre que les calculateurs analogiques du début du siècle, et qu’il permet donc des expérimentations.

Notes
552.

[Ulam, S., 1949], p. 208.

553.

“It is of course obvious that one can study ‘experimentally’ the behavior of solutions of equations which themselves describe a random process, by using the digital computer as an analogy machine, as it were [N. Metropolis and S. Ulam, ‘The Monte-Carlo method’, J. Am. Statist. Assoc., 44, 335-341, ]”, [Ulam, S., 1949], p. 208.

554.

[Ulam, S., 1949], p. 209.

555.

L’historien des sciences P. Galison appelle « stochasticisme » cette option épistémologique et ontologique qui veut que le monde soit discret et « régi » par des événements stochastiques élémentaires. Von Neuman, Ulam et surtout le chimiste Gilbert King ont été séduit par cette interprétation de la méthode de Monte-Carlo. Voir [Galison, P., 1996], pp. 125 et 144. En fait, nous dirions qu’Ulam est moins convaincu par l’importance du caractère aléatoire des éléments que par celle de leur répartition spatiale et granulaire.