Spatialiser les formalismes en biologie : les « systèmes de réaction binaire »

De son côté, au cours des années 1950, Ulam poursuit notamment son travail d’information et de vulgarisation au sujet de son approche heuristique fondée sur la méthode de Monte-Carlo. Pendant cette décennie, il est clair que son intérêt pour les formalismes qui se prêtent particulièrement à une représentation spatiale au moyen de l’ordinateur s’accroît encore considérablement. C’est là que, en travaillant à montrer que l’ordinateur peut se prêter à des études heuristiques de questions mathématiques autrement insolubles, il voit de surcroît une possibilité de rejoindre une problématique biologique. En effet, en parallèle avec ses travaux de physique théorique, face à la récente et formidable réussite de Watson et Crick, et fasciné par la figure de George Gamow (1904-1968) 577 , Ulam commence à s’intéresser sérieusement à des questions de biologie dans la mesure où elles semblent pouvoir s’exprimer conformément à son approche mathématique des phénomènes physiques 578 .

Ainsi, dès 1954 579 , il spécule d’abord de lui-même, puis en compagnie du mathématicien Paul R. Stein 580 et de la physicienne, spécialiste en programmation du MANIAC II, Mary T. Menzel 581 , sur une étude mathématique du « taux d’évolution » dans une population à très grand nombre d’individus de N types différents, et dont les rencontres binaires (deux à deux) donneraient naissance à un nouvel individu appartenant à un de ces N types 582 . De façon générale, il s’agirait donc de l’étude de relations de transformation de « plusieurs-à-un », « many-to-one ». En fait, Ulam, sans le dire explicitement, veut contrer ici l’approche par équations différentielles, alors classique, telle que le généticien des populations Sewall Wright (1889-1988) l’a développée et qu’il qualifie, en privé, de « pure sottise » 583 . Il est préférable pour lui de prôner une approche par itérations sur des individus représentés ponctuellement 584 . De fait, pour peu que l’on se donne un gaz avec N caractéristiques possibles pour ses particules et avec la possibilité pour ses particules d’entrer en collision en formant d’autres particules, l’analogie formelle entre le cas physique et la situation biologique semble toute trouvée. Ulam et ses collègues présentent le cas physique du gaz hypothétique comme une simplification et donc une généralisation du cas biologique 585 . Après avoir insisté sur ce point, dans le rapport de 1959, les auteurs s’intéressent à l’étude formelle de cette classe restreinte de transformations quadratiques qu’ils baptisent « systèmes de réactions binaires » 586 .

Il est important de noter que le cas biologique représente une complication du cas traité jusqu’alors en hydrodynamique et en physique nucléaire : dans le cas de la diffusion-réaction des neutrons, on pouvait supposer que l’on n’avait pas affaire à une réaction binaire car les probabilités gouvernant la destinée d’un neutron pouvaient être supposées indépendantes de la destinée des neutrons coexistant dans la même génération (les laps de temps étant suffisamment courts). Dans le cas de la génétique des populations, la production d’une nouvelle génération est au contraire pleinement déterminée par des paires de particules. C’est cela qui nécessite d’étudier les itérations de transformations quadratiques et leurs convergences 587 . Cependant, de tels problèmes mathématiques sont, en général, non analytiquement solubles. C’est donc au moyen de calculs itérés, effectués d’abord sur un ordinateur IBM 704 588 puis sur un MANIAC II, que les auteurs du rapport de 1959 étudient empiriquement les comportements de convergence (en proportion) des différents types de particules ou individus biologiques. C’est-à-dire qu’ils « observent » 589 sur l’écran l’éventuelle stabilisation vers des comportements limites. Dans cette méthode, Ulam l’affirmera sans ambiguïté dans la seconde partie du rapport sur les transformations quadratiques écrite avec Stein en 1963, il faut « utiliser ses yeux » 590  !

Ce travail est poursuivi par la suite. Nous l’évoquerons ici dans sa forme simplifiée afin de montrer en quoi il a pu mener à la simulation de ramifications. En 1961, Ulam publie le chapitre d’un manuel de « Mathématiques modernes pour les ingénieurs » 591 où il n’ajoute que peu de considérations nouvelles par rapport à ses articles précédents en ce qui concerne la méthode de Monte-Carlo 592 . Mais il trouve l’approche proposée en 1959 suffisamment importante pour en offrir déjà une version édulcorée aux ingénieurs. Ulam y présente explicitement cette approche « expérimentale » sur ordinateur de problèmes de génétique comme la généralisation de travaux numériques sur les transformations linéaires aux transformations quadratiques, non-linéaires donc, c’est-à-dire aux transformations représentables spatialement par un système de points, où les points changent d’état en fonction de l’état de deux de leurs voisins immédiats 593 .

On peut donc se donner simplement trois types de particules (1,2,3) ; et les règles de génération peuvent être définies comme suit : 1 + 1 → 1 ; 1 + 2 → 1 ; 1 + 3 → 2 ; 2 + 2 → 3 ; 2 + 3 → 3 ; 3 + 3 → 1. Grâce à l’interprétation de l’évolution de ce « système de particules » en termes de transformations quadratiques, Ulam dispose d’une expression mathématique simple pour l’évolution pas à pas des proportions pour chaque type de particules. Elles s’expriment en effet ainsi :

X1’ = X1 2+ X3 2 + 2 X1X2

X2’ = 2 X1X3

X3’ = X2 2+ 2 X2X3

avec X1, X2, X3 les proportions respectives en particules 1, 2, 3,

et X1’, X2’, X3’ ces mêmes proportions à la génération suivante.

On a donc bien affaire à une transformation quadratique. Mais comme de surcroît X1 + X2 + X3 = 1 et X1’ + X2’ + X3’ = 1 également, il s’agit d’une transformation d’une aire triangulaire sur elle-même fait remarquer Ulam 594 . Avec Stein, ils ont étudié les 97 transformations possibles de ce style (et non équivalentes par permutation d’indice) pour ce cas où il y a trois types (ou « couleurs ») de particules 595 .

On voit donc que si Ulam continue à spatialiser son formalisme pour étudier des systèmes à grand nombre d’éléments, en l’occurrence des systèmes de réactions binaires, ce qui l’intéresse entre 1959 et 1961, ce n’est pas encore la forme elle-même que génère le système de particules avec ses règles locales. S’il spatialise ses formalismes pour la biologie, ce n’est pas encore exactement pour s’intéresser à la forme spatiale résultante. Toutefois, à travers ce dernier travail dont nous avons rapporté ici les grandes lignes, on perçoit bien le moment où Ulam va s’intéresser au devenir de la forme pour elle-même. Il y a en effet cette importante remarque selon laquelle cette transformation quadratique itérée peut être en fait interprétée comme la transformation d’une surface triangulaire en elle-même 596 .

Même si cela ne nous semble pas avoir été jusque là totalement perçu par les historiens qui ont relaté les origines des automates cellulaires ou de la vie artificielle, nous pensons que c’est ce dernier travail qui va assez naturellement conduire Ulam à son article de 1962 sur les « problèmes mathématiques en rapport avec la structure et la croissance des figures » 597 . Ainsi, dès le rapport de 1959 et dès ce chapitre d’ouvrage de 1961, il n’y a pas jusqu’à la forme géométrique triangulaire qui ne soit déjà évoquée comme une interprétation spatialisée de sa réflexion physico-mathématique sur les transformations quadratiques déterministes itérées, ces transformations ayant été elles-mêmes auparavant conçues comme reformulations déterministes et finitistes de processus stochastiques sur un espace infini. Il est donc possible de rapporter la naissance des automates cellulaires spatialisés à un cheminement de pensée faisant intervenir une problématique à la fois physique et mathématique, et tournant finalement toujours autour de la question de l’approche heuristique 598 des modèles hydrodynamiques ou de génétique des populations à nombre infini de particules. La mise en évidence de ce fait a le grand mérite de nous éviter d’interpréter l’article de 1962 comme surgi de nulle part, ou encore comme la seule et unique conséquence des expériences amusantes (par ailleurs incontestables 599 ) qu’Ulam se permettait de mener sur son calculateur numérique à Los Alamos en cette fin des années 1950. Mais qu’en est-il exactement ?

Notes
577.

Dès 1953, ce physicien américain d’origine ukrainienne avait proposé à Watson et Crick d’interpréter en termes de codage en 20 acides aminés la structure de la molécule d’ADN. Pendant l’été 1954, Gamow s’était adjoint les compétences de Métropolis dans la manipulation du MANIAC comme des procédures de Monte-Carlo pour tester, par simulation, les différents types de codes possibles. On sait que cette intuition de Gamow fut essentiellement réfutée par les travaux ultérieurs sur l’ARN messager. Ulam a donc nécessairement eu vent de cette tentative retentissante et qui le touchait de près. Voir [Segal, J., 2003], pp. 479-480.

578.

Dans son témoignage, le philosophe et mathématicien David Hawkins rappellera un propos d’Ulam à qui l’on reprocha à la fin des années 1960 de ne pas bien connaître la biologie alors même qu’il se piquait de faire de la biologie théorique : « Ne demandez pas ce que les mathématiques peuvent faire pour la biologie, demandez plutôt ce que la biologie peut faire pour les mathématiques ! » (“Ask not what mathematics can do for biology, ask rather what biology can do for mathematics !”, [Copper, N. G., 1987, 1989], p. 46).

579.

[Ulam, S., 1976, 1991], p. 203.

580.

Paul Stein était un physicien de formation et il avait été « converti » aux mathématiques, selon l’expression d’Ulam, par Ulam lui-même. Stein était arrivé à Los Alamos en 1950. Il était devenu un des plus proches collaborateurs d’Ulam à partir de 1953. Voir sur ce point [Ulam, S., 1976, 1991], p. 202 et [Cooper, N. G., 1987, 1989], p. 91.

581.

Voir, sur ce point, le témoignage de Paul Stein in [Cooper, N. G., 1987, 1989], p. 94.

582.

La motivation initialement biologique de ce travail mathématique sur les « transformations quadratiques » est clairement attestée dans le rapport de Los Alamos de 1959 intitulé “Quadratic Transformations Part I” et qu’Ulam a rédigé avec P. R. Stein et M. R. Menzel. Ce rapport a été publié en 1990 dans [Ulam, S., 1990], pp. 190-292. Voir ibid., p. 191 : “The motivation for the considerations which follows lies in the combinatorial problems suggested by genetic or biological systems. One has to deal with large populations of individuals (or particles) present in a given generation. Those may combine in pairs and produce, in the next generation, new particles.” Mais, dans son témoignage de 1987, Paul Stein confirme que, même alors, la motivation principale d’Ulam reste d’élargir par là ses investigations sur les approches mathématiques et computationnelles à d’autres cas de processus évolutionnaires que ceux qu’il a rencontrés en physique nucléaire. Voir [Cooper, N. G., 1987, 1989], p. 92.

583.

Aux environs, de 1955, au sujet de la biologie mathématique, Ulam dira à Stein “It is all foolishness, don’t you think ?” Voir [Cooper, N. G., 1987, 1989], p. 91.

584.

[Cooper, N. G., 1987, 1989], p. 92.

585.

Voir “Quadratic Transformations Part I” in [Ulam, S., 1990], p. 191.

586.

“Binary Reaction Sytems” in “Quadratic Transformations Part I”, [Ulam, S., 1990], p. 191.

587.

[Ulam, S., 1961], p. 278.

588.

“Quadratic Transformations Part I” in [Ulam, S., 1990], p. 197.

589.

“Quadratic Transformations Part I” in [Ulam, S., 1990], p. 198 : “… letting the computer iterate the transformation in question ‘as long as necessary’, i.e., until some definite limiting behavior was observed.” C’est nous qui soulignons.

590.

“use your eyes”, in “Non-Linear Transformation Studies on Electronic Computers”, with P. R. Stein, [Ulam, S., 1990], p. 303.

591.

[Ulam, S., 1961].

592.

[Metropolis, N. and Ulam, S., 1953] se concentre sur une propriété aléatoire propre à une fonction arithmétique. [Ulam, S., 1954] propose d’appliquer Monte-Carlo à des jeux tactiques. Voir [Galison, P., 1997], pp. 759-767, sur l’importance de la notion de « jeu » chez von Neumann et Ulam. Enfin [Pasta, J. R. and Ulam, S., 1959] porte sur l’application de la méthode heuristique de type Monte-Carlo à un problème d’hydrodynamique et recourt pour cela à la discrétisation afin de produire une représentation (par des ‘1’ et des ’2’ imprimés au titre de signes distinctifs dans un tableau) de « particules virtuelles » en transition de phase, ibid., pp. 8-9.

593.

[Ulam, S., 1961], pp. 278-279.

594.

[Ulam, S., 1961], p. 279.

595.

Voir également “Quadratic Transformations Part I” in [Ulam, S., 1990], p. 198.

596.

Si l’on apparente les proportions à des rapports d’angles (angle/180°) : α/180° +β/180° + γ/180° = 1, on a bien le théorème selon lequel la somme des angles d’un triangle quelconque est égale à deux droits.

597.

[Ulam, S., 1962], p. 215.

598.

Comme en témoigne une fois encore la conclusion du chapitre de 1961, [Ulam, S., 1961], p. 275.

599.

Comme nous l’avons rappelé incidemment dans un note précédente, la notion de « jeu » ne cesse pas non plus de valoir comme une autre idée-force dans son approche de la physique mathématique.