Bilan sur les premières simulations : un travail de mathématiciens

Ainsi, jusqu’à présent, l’histoire nous montre que ce sont surtout des mathématiciens et physico-mathématiciens qui proposèrent de nouveaux modèles théoriques de croissance des êtres vivants et des plantes. Et parmi ces derniers, ce sont tout spécialement des mathématiciens versés dans des problèmes concrets de calculabilité (comme Turing, von Neumann et Ulam), à la lisière entre le développement d’un nouvel objet technique et celui de ses usages : l’ordinateur. Rétrospectivement, on peut donc comprendre que les réflexions sur la calculabilité en mathématique et en physique ont mené à un nouveau type de formalisation susceptible, par des moyens techniques réalisables et déjà réalisés (puisque l’ENIAC existait déjà avant que la méthode de Monte-Carlo ne soit proposée), de servir à la formalisation (au moins en théorie) de phénomènes jusque là rebelles à la formalisation. La morphogenèse en est une illustration privilégiée.

Toutefois, jusqu’à présent, nous avons vu la simulation davantage se développer dans un contexte où une alternative aux formalismes différentiels est explicitement cherchée et trouvée. Dès lors, l’accent est finalement mis sur le caractère déterministe des règles affectant les cellules du treillis : la représentation d’Ulam est une simulation dans la mesure où elle intègre de façon décisive et prioritaire le caractère spatial des phénomènes simulés. Et c’est en quoi les formalismes, se physicalisant et se spatialisant, se prêtent mieux à une représentation des phénomènes spatialisés. La spatialisation du formalisme permet une formalisation de la spatialité. Et c’est finalement la raison ultime pour laquelle Ulam, partant d’une problématique de calculabilité dans des équations aux dérivées partielles, a été un précurseur en ce domaine.

Mais, sensiblement à la même époque, il est un autre contexte scientifique majeur dans lequel une simulation de la morphogenèse va voir le jour. Il s’agit du milieu, alors en plein essor, de la reconnaissance automatisée de l’écriture manuscrite et, plus largement, des formes. Or, c’est là qu’un certain lien avec les modèles statistiques sera en revanche explicitement assumé. En fait, en 1962, Ulam en vient à synthétiser des formes au moyen de règles déterministes. Mais auparavant, en 1960, le calculateur numérique servait déjà aussi de support technique d’analyse statistique de données. À ce titre, l’ordinateur semble tout désigné pour servir aussi à la reconstitution du modèle statistique en un scénario probabiliste. À côté d’une simulation logiciste, discrète et déterministe de la forme, née dans une problématique computationnelle, se développe donc une simulation probabiliste, née pour sa part dans un contexte d’analyse et de reconnaissance de formes, c’est-à-dire de discrimination quantitative de formes qualitativement différentes. Or, même en 1962, Ulam ne semble pas avoir connu les travaux de Murray Eden dont il va être question maintenant. Remarquons sur ce point qu’un tel cloisonnement entre des approches voisines mais formulées par des chercheurs d’horizons différents confirme tout à la fois l’état juvénile de la représentation mathématique de la morphogenèse à la fin de ces années 1960, mais aussi l’origine essentiellement interdisciplinaire de la simulation morphogénétique sur ordinateur. Cela témoigne enfin de l’existence d’une certaine dispersion comme d’une communauté d’intérêt, d’un certain « esprit du temps » donc, dans l’évolution de la modélisation mathématique des formes à cette époque.