Un « modèle probabiliste » de ramification

À la fin des années 1950, Murray Eden est jeune ingénieur en électricité et spécialiste en traitement du signal appliqué à la conception des calculateurs numériques. Ses spécialités initiales sont donc à la fois l’électricité, l’électronique et spécifiquement les computer sciences naissantes, mais aussi le formalisme propre aux théoriciens du signal depuis les travaux de R. Hartley et C. Shannon 609  : les probabilités. Il travaille pourtant encore au Department of Electrical Engineering du MIT lorsqu’il publie en 1958 et en 1960 deux articles sur la modélisation de la morphogenèse induite par la multiplication cellulaire, de même qu’un ensemble de travaux, qu’il poursuivra par la suite, sur la reconnaissance de l’écriture manuscrite. Il faut donc nous interroger sur cette inflexion a priori surprenante vers la biologie et la psycholinguistique. Dans quel esprit, dans quel contexte et sur quel objet produit-il ses premières recherches ? De quel matériel dispose-t-il alors ? Qu’est-ce qui l’amène finalement à la modélisation des formes biologiques et linguistiques ?

Auparavant, Eden a en effet publié dans la revue Information and Control un certain nombre de travaux sur la conception, le fonctionnement et les usages des calculateurs numériques, notamment une note sur la détection d’erreur dans les calculateurs logiques bruités. Initialement, il utilise donc les probabilités dans une perspective de théoricien du signal, et cela afin d’améliorer spécifiquement la fiabilité des calculateurs numériques à la conception desquels il participe. Cette spécialité ne lui sera d’ailleurs pas contestée puisque, par la suite, il deviendra professeur d’ingénierie électrique au MIT et il ne quittera ce poste d’enseignement qu’à sa retraite, où il deviendra professeur émérite.

Cette approche d’analyse des signaux, déjà répandue à l’époque, s’appuie sur l’estimation des paramètres de modèles probabilistes. Ce peut être par exemple des modèles de bruit dans les transmissions ou dans les composants électroniques. Elle se distingue donc d’une analyse statistique des phénomènes complexes en ce qu’elle est fondamentalement axée sur l’identification des paramètres de lois de probabilité complexes et dont la forme est intuitionnée et imposée a priori. Même si elles ont des sources communes, ces lois de probabilité peuvent n’avoir que très peu de points communs avec celles que se proposait R. A. Fisher dans sa méthode des plans d’expérience. Dans cette approche mathématique, les modèles probabilistes synthétisent le signal pour l’analyser. Car modéliser un bruit aléatoire exige en outre de se rapprocher des formalismes de la mécanique statistique et de la physique nucléaire puisqu’on y a affaire à des suites de variables aléatoires discrètes comme dans les processus de Poisson. Les théorèmes récents sur l’ergodicité proposés par Birkhoff 610 puis von Neumann 611 y ont ainsi un rôle décisif. Rappelons enfin qu’entre les années 1930 et 1950, les mathématiciens dédiés à l’analyse des signaux ont considérablement renforcé l’arsenal des théorèmes susceptibles de servir à l’estimation statistique de ces paramètres, notamment en ce qui concerne les lois de probabilités conditionnelles. Les définitions de Borel et l’axiomatique de Kolmogorov ont donné un langage plus sûr à la notion d’abord intuitive de probabilité en conférant en même temps une armature suffisamment rigoureuse pour déduire un certain nombre de résultats généraux (la loi des grands nombres, les diverses convergences en loi, le théorème de la limite centrale par exemple 612 ) directement applicables aux sciences de la conception que sont les sciences de l’électronique et des calculateurs.

Or, la technologie à laquelle il travaille se stabilisant et rencontrant une certaine réussite, il se trouve que Murray Eden passe progressivement de la modélisation de calculateur à la modélisation sur calculateur. Le calculateur n’est plus pour lui un objet d’étude en soi, il devient un instrument stabilisé ouvrant à de nouvelles investigations. Or, cette ouverture n’est réellement possible qu’eu égard au contexte très particulier de son laboratoire de rattachement. L’environnement technique dont il bénéficie est en effet assez unique pour l’époque.

Notes
609.

Voir le chapitre de G. Darmois et D. Dugué in [Taton, R., 1964, 1995], pp. 96-97.

610.

Voir [Brouaye, F., 1990], pp. 97-98 et M. Janet in [Taton, R., 1964, 1995], p. 59.

611.

[Neumann (von), J., 1932a] et [Von Neuman, J., 1932b].

612.

Voir [Brouaye, F., 1990], pp. 51-66.