La rencontre féconde avec l’analyse phonologique structurale

En 1959 en effet, avec la collaboration d’un collègue du MIT, le linguiste Morris Halle, Murray Eden se lance dans ce qu’il appelle significativement la « caractérisation de l’écriture manuscrite » 621 . Morris Halle est alors en poste au « Département des Langues Modernes » du MIT. Il est à ce moment-là un collègue et prolongateur des travaux du célèbre linguiste d’origine russe Roman Jakobson. Depuis 1949, en effet, Roman Jakobson enseigne la langue et la littérature slaves à l’Université de Harvard. Mais depuis 1957, il est également chargé d’enseignement dans ce même département du MIT 622 . C’est là qu’il rencontre et collabore étroitement avec Halle. Au cours de ce que le linguiste et historien de la linguistique Georges Mounin appelle cette période de la « seconde phonologie jakobsonienne » 623 , ils publieront ensemble un certain nombre de travaux décisifs. Sans revenir ici sur la carrière et la production intellectuelle riche et diversifiée de Jakobson, il est toutefois indispensable de rappeler que, dans les années 1920-1930, cet ancien membre du cercle linguistique de Prague avait contribué, aux côtés du linguiste russe N. Troubetskoï, à définir rigoureusement la phonologie comme « une phonétique fonctionnelle » 624 , c’est-à-dire comme un système phonétique formel remplissant une fonction pour la communication humaine. Cette idée, en germe dès 1926, lui était restée mais elle avait subi des avatars sous l’effet de l’opportunisme mais aussi de la curiosité intellectuelle qui semblaient le caractériser 625 . Ainsi, se penchant sur l’analyse acoustique du langage, il n’avait jamais abandonné le projet de découvrir une table de Mendeleïev des éléments phoniques universels 626 . Systématisant l’intuition de Saussure (la langue comme système de différences), il conçoit, avec Troubetskoï, l’idée d’un ensemble d’oppositions phonologiques qui serait comme la liste des règles élémentaires et a priori servant à construire toutes les combinaisons phoniques possibles des langages humains.

Toutefois, et c’est là qu’intervient le combat qu’il mène avec Morris Halle contre les thèses contemporaines du linguiste Louis Hjelmslev, il ne s’agit pas, selon lui, de penser le phonème 627 comme une forme désincarnée, comme une forme sans substance. Du point de vue de la phonologie, on ne peut « entreprendre de réduire le langage à ses invariants ultimes, au moyen d’une simple analyse de leur distribution dans le texte et sans référence à leurs corrélats empiriques » 628 . Jakobson repousse donc vigoureusement le travers algébriste et axiomatiste que Hjelmslev manifeste à cette époque. Ce dernier était en effet convaincu, notamment depuis les travaux de R. Carnap sur la Syntaxe logique de la langue (1934), que le système des phonèmes pourrait être un jour réduit à un système d’axiomes irréductibles et combinables in abstracto. Or, grâce à la souplesse de la notion pragoise de traits distinctifs, Jakobson et Halle avaient montré que des traits distinctifs nouveaux et non déductibles a priori se manifestaient empiriquement dans tout système phonologique 629 . La morphologie phonologique ne pouvaient donc, selon eux, se fonder sur une axiomatique à la manière d’une algèbre 630 . À cet égard, Jakobson, sans renier ses attaches structuralistes, noue des liens sur le tard avec le positivisme et le mécanicisme de la linguistique descriptive américaine de Leonard Bloomfield 631 mais sans renoncer à son idée d’une interpénétration de la forme et de la substance phoniques. En ce sens il n’adhère aucunement au béhaviorisme de Bloomfield. Car depuis lors, une technologie nouvelle semble permettre d’incarner des modèles de restitution phonologique sans pour autant brader l’aspect systémique et formel de la construction phonétique 632 . Cette technologie, c’est, pour Jakobson, le calculateur numérique. Et là est finalement la raison principale de la rencontre de Halle avec les techniques de reconnaissance de forme assistées par ordinateur et donc avec Eden.

Notes
621.

[Eden, M. et Halle, M., 1960].

622.

Pour ces indications biographiques, voir [Mounin, G., 1972], p. 139.

623.

[Mounin, G., 1972], p. 143.

624.

[Mounin, G., 1972], p. 105.

625.

Jakobson est « l’homme des curiosités pluridisciplinaires, des explorations pleines de risques, des constructions provisoires… », [Mounin, G., 1972], p. 141. Rappelons que, dans sa période américaine, sa théorie des six fonctions du langage lui était directement venue du formalisme de la théorie de la communication de Shannon : fonction de référence (centrée sur le référent), fonction expressive (centrée sur l’émetteur), fonction conative (centrée sur le récepteur), fonction phatique (centrée sur le canal), fonction métalinguistique (centrée sur le code), fonction poétique (centrée sur la forme du message). Voir [Jakobson, R., 1963], pp. 87-99 et [Mounin, G., 1972], pp. 147-148.

626.

[Mounin, G., 1972], p. 144.

627.

Selon Jakobson, le phonème (terme dû au linguiste polonais Baudouin de Courtenay) est une unité constituante des morphèmes (ou mots). Il est lui-même un composé de traits distinctifs phoniques appartenant à des oppositions fondamentales comme grave-aigu, tendu-lâche, voisé-non voisé... Ces traits distinctifs en tant qu’ils sont vocalisables concrètement par la voix incarnent le véritable système d’oppositions sur quoi la langue fonde son unité synchronique.

628.

[Jakobson, R. et Halle, M., 1956, 1963], p. 115.

629.

Ce sont les « traits configuratifs signalant la division de l’énoncé en unités grammaticales de différents degrés de complexité », les « traits expressifs mettant une emphase relative sur différentes parties de l’énoncé […] et suggérant les attitudes émotionnelles de l’énonciateur » et « les traits redondants aidant à l’identification d’un trait (ou d’une combinaison de traits) adjacent ou simultané, soit distinctif, soit configuratif », [Jakobson, R. et Halle, M., 1956, 1963], p. 109.

630.

Comme nous l’avons vu, suivant en cela Troubetskoï, ils veulent bien croire à une systématicité intégrale du type de celle que présente le tableau périodique des éléments mais pas à une déductibilité intégrale, désincarnée, et monolithique du type de celle que présentent les axiomatiques mathématiques. L’opposition entre le renvoi au modèle du tableau des éléments chimiques et le renvoi au modèle des axiomatiques est donc ici très significative. Une fois de plus, ici, comme naguère en biophysique, le renvoi à des modèles de formalisation produits ailleurs, en l’occurrence dans des sciences de la nature, sert à cristalliser et à exprimer une prise de position tant sur l’objet que sur les méthodes de la linguistique structurale. Le renvoi au tableau de Mendeleïev manifeste la volonté de conserver une place à la complexité et au caractère non totalement déductible du réel empirique à partir du possible axiomatisé, à partir de ce que Granger appellera le virtuel [Granger, G.-G., 1995], p. 231. La simulation par calculateur bénéficiera de cette idée d’une complexité irréductible à une algèbre. Selon nous, elle est de ce point de vue très nettement du côté du réel et non du virtuel au sens de Granger. La simulation dévirtualise les mathématiques. Elle désuniversalise la Mathesis Universalis.

631.

Voir les analyses de [Robins, R. H., 1967, 1976], p. 218 et [Mounin, G., 1972], pp. 115-116.

632.

Le linguiste et historien de la linguistique R.H. Robins rappelle que Alexander Melville Bell (1819-1905) (père d’Alexander Graham Bell (1847-1922), l’« inventeur » du téléphone) avait créé un système de « parole visible » [« visible speech »], « où chaque processus d’articulation séparé reçoit sa propre notation graphique », [Robins, R. H., 1967, 1976], p. 211.