Mais, tout d’abord en décidant de s’attaquer aventureusement au problème de la morphogenèse du substrat biologique, pourquoi Eden pense-t-il faire une suggestion judicieuse auprès des embryologistes et des biologistes en général ? Qu’est-ce qui justifie cette incursion solitaire surprenante de la part d’un spécialiste en ingénierie électrique dans le domaine de la biologie des formes ?
Il faut bien sûr insister sur le rôle d’incitation qu’a joué ici le contexte du Research Laboratory of Electronics. Fidèle à une certaine pratique de recherches croisées, assez répandue au MIT, ce laboratoire est particulièrement favorable aux échanges interdisciplinaires. Eden dispose donc d’assez de liberté pour concevoir et mener à bien une idée qui lui est chère, notamment parce qu’elle correspond chez lui à une préoccupation d’ordre philosophique et théologique qui se révèlera plus tard au grand jour 644 . Il comprend qu’il peut utiliser ses modèles granulaires et stochastiques pour représenter des formes biologiques. Car pourquoi ne pas tâcher de représenter la croissance des tissus biologiques s’il est vrai que ces tissus sont composés de cellules comme le phonème de « traits distinctifs » et comme la lettre écrite de « traits de plume », ainsi que le lui a enseigné Morris Halle ?
Donc Eden se plonge dans des lectures de génétique 645 . Avec la théorie bien connue de la cellule, il a déjà de toute évidence la confirmation du caractère granulaire du substrat biologique. Il lui manque seulement de se voir confirmer l’idée que ce peut être également des processus aléatoires qui gouvernent la multiplication cellulaire. Or, ce rôle déterminant du hasard dans la morphogenèse, il est convaincu de le trouver dans une littérature génétique récente et qui recense l’ensemble des différences organiques existant entre les vrais jumeaux 646 : empreintes digitales des hommes, formes colorées du pelage des veaux, etc. Ainsi il lui « semble raisonnable de supposer que le ‘plan de construction’ [« blueprint »] de la structure n’étend pas ses directives jusqu’à la position de chaque cellule dans l’organisme » 647 .
À titre indicatif, rappelons que Waddington utilise aussi ce genre d’argument pour montrer l’insuffisance de l’explication génétique pour la morphogenèse mais il n’en tire pas l’idée qu’il faille recourir à une modélisation probabiliste. Tout au contraire, c’est pour lui l’occasion de rappeler le rôle négligé de l’épigenèse et des contraintes globales mais seulement qualitatives des chemins de développement. À cette époque, cependant, Eden ne semble pas avoir connaissance des travaux de l’embryologie chimique et organiciste. Pour confirmer encore ce rôle du hasard dans la mise en forme organique, il évoque en revanche le fait que le domaine qui s’intéresse aux réseaux de neurones a déjà rendu essentielle cette hypothèse d’un hasard dans la construction des connexions entre les neurones.
Finalement, tout semble vouloir confirmer, de son point de vue, l’intuition qu’Eden avait eue. Voici alors le problème tel qu’il se le pose dans l’article de 1960 : modéliser le développement d’une cellule ou d’un amas de cellules de telle sorte qu’on y voit l’apparition de ruptures de symétrie grâce à un modèle probabiliste et en faisant l’hypothèse que ces cellules ne présentent pas déjà, en elles-mêmes, de telles dissymétries.
Le hasard est donc reconnu ici comme jouant un rôle à une échelle globale dans la mise en place d’une forme. Eden rappelle alors l’impossibilité pour Turing de trouver une formulation analytique (par des équations explicites) pour son modèle déterministe de réaction-diffusion, lorsque ce dernier est appliqué aux deux dimensions d’une surface. Reconnaissant l’extrême complexité de cette approche de Turing, il propose donc une approche constructive par processus réitéré : on part d’une cellule seule, placée sur une grille, et on lui fait donner naissance à une cellule immédiatement voisine, avec une probabilité égale pour le choix de la direction (haut, bas, gauche, droite), enfin on réitère le processus pour chaque cellule. La question qui se pose est donc la suivante : quelles propriétés structurales possède la colonie de cellules au bout d’un certain nombre d’itérations ?
Il sera connu plus tard, en 1967, pour s’être intéressé à la question de l’origine de la vie sur terre et pour avoir produit un argument mathématique tendant à montrer que le hasard ne pouvait à lui seul avoir suffi à cette émergence. Pour cette raison, il est aujourd’hui toujours cité dans de nombreux forums de discussion créationnistes ou anti-créationnistes anglo-saxons. Son argument était d’ordre probabiliste : « Je soutiens que si l’on donne à ’aléatoire’ une interprétation sérieuse et cruciale d’un point de vue probabiliste, le postulat de [l’évolution] aléatoire est hautement improbable et qu’une théorie scientifique adéquate de l’évolution doit attendre la découverte et l’élucidation de nouvelles lois naturelles – physiques, physico-chimiques et biologiques », in « Inadequacies of Neo-Darwinian Evolution as a Scientific Theory », publié dans le livre Mathematical Challenges to the Neo-Darwinian Interpretation, Paul S. Moorhead and Martin M. Kaplan (eds.), june 1967, p. 109. Cet extrait est lui-même rapporté sur la page du site http://www.creationscience.com/onlinebook/ReferencesandNotes32.html . Eden calculait que s’il fallait seulement six mutations génétiques pour qu’un changement adaptatif se produise, ce type de changement (qui serait alors, on le suppose, sélectionné), à cause de la très faible probabilité de son occurrence, demanderait près d’un milliard d’années avant d’intervenir. Et si l’on passait à 24 mutations nécessaires pour un changement adaptatif, l’espérance mathématique de la durée qu’il faudrait attendre devenait égale à 10 milliards d’années, soit une durée plus longue que l’âge géologique de la terre. Donc il était pour lui « hautement improbable » que la terre ait connu un tel événement, a fortiori une collection ou une succession de ce genre d’événements. Il se fondait pour cela sur un modèle probabiliste réducteur du gène où il ne faisait intervenir que des mutations aléatoires (mais pas de fusion de gamètes, ni d’effets de crossing-over).
Voir la bibliographie de [Eden, M., 1960], p. 239.
[Eden, M., 1960], p. 223.
“That is, it seems reasonable to assume that the ‘blueprint’ of structure does not extend down to the position of every cell in the organism”, [Eden, M., 1960], p. 223.