Un second enjeu : estimer une formule inconnue d’analyse combinatoire

Un autre intérêt de cette question pour Eden est qu’elle permet de traiter en même temps un problème mathématique d’analyse combinatoire non-résolu. La préoccupation majeure d’Eden est bien donc aussi d’ordre mathématique. En effet, si on définit une k-configuration comme étant un arrangement de cellules contenant exactement k cellules connectées de quelque manière que ce soit, Ck comme l’ensemble des k-configurations qui sont uniques par translation, rotation ou réflexion 648 , alors l’énumération des configurations appartenant à Ck est un problème mathématique non trivial et bien connu en 1960 649 . On ne connaît pas alors d’expression explicite et constructive systématique pour retrouver ces k-configurations. En 1958, Eden lui-même avait trouvé une procédure laborieuse pour k variant de 1 à 8, mais non généralisable, semble-t-il. Pour formaliser ce problème, Eden avoue avoir été aidé par le mathématicien Hale Trotter de l’Université Queens de Kingston dans l’Ontario 650 .

La solution qu’il préconise est donc de faire générer ces formes biologiques, ou configurations combinatoires, au moyen d’un modèle probabiliste récursif traité par un calculateur numérique, le TX-2 en l’occurrence. Par la génération aléatoire de telles configurations selon la méthode de Monte-Carlo et en conformité avec le formalisme des processus de ramification 651 , Eden peut ainsi trouver une estimation de cette valeur arithmétique en faisant « mesurer » par l’ordinateur le périmètre des formes quasi-circulaires que les cellules engendrent globalement sur la table traçante. Une des curiosités de cet article réside donc dans le fait qu’il traite ensemble une question d’analyse combinatoire et une question de morphogenèse. De son côté, le problème combinatoire considéré ne peut donner lieu qu’à des estimations statistiques (matérialisées par la mesure a posteriori du périmètre) parce qu’on n’en trouve pas une formule analytique, alors que du côté biologique, l’intérêt est de voir comment une forme biologique globale et dissymétrique peut être engendrée par un processus aléatoire local et réitéré.

Il est révélateur que cette idée ait été le fait d’un statisticien rodé aux mathématiques descriptives. Eden envisage ainsi de circonscrire la solution par estimation statistique. Or, estimer cette valeur introuvable, c’est faire se reproduire des cellules sur un écran et les « mesurer » après coup ; ce qui par ailleurs a tout l’air de ressembler à un modèle simple de croissance d’une colonie de cellules vivantes. C’est donc sur la base d’une ressemblance visuelle grossière avec les processus de multiplication cellulaire qu’Eden fait explicitement le lien entre le problème mathématique et le problème morphogénétique. C’est là que l’exploration mathématique rejoint la modélisation de la croissance du vivant. On en tire en effet immédiatement la conclusion que ce qui est vrai de ce problème d’arithmétique l’est également de la modélisation du vivant : il devient peut-être vain de rechercher avant tout une solution mathématique analytique pour modéliser la morphogenèse. Ainsi, là encore, quand les mathématiques deviennent pour elles-mêmes plus « expérimentales » au contact avec l’outil informatique et avec les nombres pseudo-aléatoires, la morphogenèse semble pouvoir être plus avantageusement « mathématisée ».

Cependant, on pourrait se poser la question : en quoi Eden réussit-il à modéliser une rupture de symétrie dans les motifs biologiques si, globalement, la multiplication cellulaire donne toujours une forme circulaire donc à symétrie maximum ? C’est là que le modèle peut être infléchi vers la problématique embryologique qui inquiétait Turing. Puisque chaque cellule a quatre voisines potentielles et que pour ces quatre cellules filles potentielles, on dispose d’une probabilité d’apparition, il suffit en effet de lui donner des probabilités inégales en fonction des directions (Haut, Bas, Gauche, Droite). La forme globale résultante est alors dissymétrique au sens où elle ressemble à un ballon de rugby : elle est davantage dissymétrique que le cercle 652 . Il rappelle que l’embryologiste Paul Weiss a ainsi montré (en 1955) l’existence de telles dissymétries de croissance dans des populations bactériennes lorsqu’elles sont installées sur un milieu hétérogène quant à la composition en nutriments 653 . Ce qui tendrait à confirmer son approche d’abord purement théorique parce qu’au départ non fondée sur des observations biologiques précises.

Notes
648.

Ce procédé de l’analyse combinatoire rappelle nettement les transformations laissant invariantes les structures telles qu’elles ont été considérées dans la linguistique structurale. Voir [Jakobson, R. et Halle, M., 1956, 1963], p. 108. Claude Lévi-Strauss s’en est également inspiré. Rappelons que, pendant la guerre, il appartenait, comme Jakobson, au groupe Word, fondé à New York.

649.

Il a été mis en lumière par le mathématicien S. Golomb sous la forme de ce qu’il a appelé le problème des « polyominoes ». Voir [Eden, M., 1960], p. 239.

650.

[Eden, M., 1960], p. 238.

651.

[Eden, M., 1960], p. 224.

652.

[Eden, M., 1960], pp. 234-236.

653.

[Eden, M., 1960], p. 238.