Un stochasticisme biologique

Finalement, en 1960, Murray Eden a bien conscience que les processus stochastiques sont un moyen fécond d’« explorer les processus de croissance » 654 . Il n’emploie cependant jamais dans ce contexte le terme de simulation mais toujours l’expression de modèle probabiliste et de « procédure de Monte Carlo » 655 . Il considère néanmoins que les cellules formelles qu’il fait naître sont les « contreparties » 656 directes des cellules réelles de bactéries ou de tissu en culture. Aussi, pour reprendre un terme que l’historien des sciences Peter Galison a appliqué au chimiste Gilbert King et au physicien Herman Kahn 657 parce qu’ils considéraient que les simulations de Monte Carlo n’étaient pas des calculs mais des reflets de la réalité granulaire et stochastique de leur objet d’étude, il semble que nous puissions également taxer Murray Eden de « stochasticisme », mais d’une espèce nouvelle : un « stochasticisme » biologique. Car c’est bien le substrat biologique, avec ses cellules, qui se révèle pour lui de nature granulaire et stochastique. Et on en est arrivé là, comme en physique nucléaire, par insuffisance des procédés mathématiques habituels. N’oublions pas que c’est lorsque l’on veut représenter formellement la croissance organique non plus seulement en une dimension mais sur deux dimensions, sur un plan donc, et non sur un simple anneau, comme Turing, que la difficulté mathématique (la non-linéarité) suggère de renoncer aux équations analytiques et de passer au comportement stochastique individuel des cellules.

Par la suite cependant, pour des raisons liées au fonctionnement et à la cohérence de son groupe de recherche, Murray Eden devra abandonner cette recherche et focaliser son attention sur la machine à reconnaître les caractères manuscrits, comme en témoignent ses publications ultérieures 658 . Il le fera sans grand succès pour autant. Il ne publiera donc plus de travaux sur la morphogenèse biologique, sauf un rapport interne, en 1966 659 . Au MIT, sa ligne d’approche ne sera pas oubliée toutefois car, en 1966 justement, le laboratoire invitera un botaniste, Dan Cohen, qui avait été intéressé par les premiers résultats de 1960. Mais nous y reviendrons en temps utile.

Notes
654.

[Eden, M., 1960], p. 239.

655.

[Eden, M., 1960], p. 235.

656.

[Eden, M., 1960], p. 231.

657.

[Galison, P., 1997], pp. 734-739.

658.

Sa machine à lire les écritures manuscrites ne verra pas le jour mais elle sera remplacée par le projet, plus modeste et plus réaliste, de Samuel J. Mason de faire lire et reconnaître les écrits imprimés par un procédé optique et assisté par calculateur. C’est en 1969 que la société ECRM est créée autour de Mason avec le premier dispositif de reconnaissance de caractère ou OCR (Optical Character Recognition). Le projet ambitieux d’Eden est donc un demi-échec à côté de la réalisation finalisée de son proche collègue. D’ailleurs, il ne figure pas dans la liste des « great-educators » du MIT, au contraire de Mason, alors qu’il y a enseigné lui aussi très longtemps. On sait par ailleurs combien ce projet de faire reconnaître des écritures manuscrites à la machine est en général passé de désillusions en désillusions, cela jusqu’à nos jours. Voir pour un historique très informé et récent de ce vieux problème [Simon, J.-C., 1998].

659.

Cité par [Cohen, D., 1967], p. 248.