Le quatrième usage : la simulation numérique représentative

Le quatrième usage est beaucoup moins inductif que ce dernier. Il ne frôle pas du regard les objets ; bien au contraire, il prétend en présenter une reconstitution intrinsèque. C’est l’esprit de la simulation constructive et à prétention au moins heuristiquement réaliste. En biologie, venant de la lecture atomistique des simulations de type Monte-Carlo et déjà naturellement présente chez certains physiciens nucléaires dès les années 1940, comme nous l’avons vu, cette interprétation s’est rapidement et assez naturellement imposée dans la génétique des populations où l’on peut choisir de donner intuitivement du poids à l’individu (comme en démographie humaine), mais aussi dans le secteur de la biochimie, le biochimiste étant souvent, pour des raisons au moins méthodologiques, un substantialiste de la molécule. Ainsi, dans le contexte d’une réflexion sur les cas où la loi classique d’action de masse ne s’applique pas 729 et qu’il a mené avec Britton Chance à partir de 1961, le biochimiste David Garfinkel écrit-il :

‘« Un programme pour traiter cette situation a été préparé par J. D. Rutledge, P. Markstein et D. Irving (non publié) 730 . Il représente les molécules individuelles dans la mémoire du calculateur, et, dans ce cas, l’IBM 7090 a été utilisé à la place de l’UNIVAC I et II à cause de la mémoire limitée de ces derniers […] Au lieu d’écrire des équations différentielles, ce programme installe dans la mémoire du calculateur lui-même un tableau de nombres représentant les molécules, chacune dupliquée un nombre suffisant de fois, généralement 1000 fois, pour lisser le bruit statistique. Chacune de ces ‘molécules’ peut exister en autant d’états possibles nécessaires au traitement du problème particulier, jusqu’à une limite de 32 états différents. Quand une molécule est modifiée dans une réaction chimique, le numéro d’état qui lui correspond est modifié dans la mémoire. À partir des conditions existant à chaque pas de temps, la machine calcule les probabilités de toutes les réactions et transitions, et ainsi elle détermine si chacune intervient en tirant un nombre aléatoire. Elle enregistre tous les changements transformés en résultat et elle procède ensuite à la prochaine itération, calcule les probabilités, tire des nombres aléatoires, etc. » 731

Ce passage fait suite au dessin du diagramme de flux [« flow chart »] 732 du programme informatique valant pour le calcul des lois d’action de masse simultanées dans le cas de solutions chimiques diverses et complexes. Il est intéressant de remarquer que ce diagramme de flux a été appliqué à un programme sur UNIVAC I mais que la simulation a, pour sa part, clairement nécessité le passage du programme sur IBM 7090 à cause de limitations technologiques en mémoire. Il paraît clair en effet que la simulation moléculaire nécessite un dimensionnement maximal de la mémoire numérique. Et l’on peut imaginer que cette solution formelle se trouve par là directement en butte à la limitation technologique et financière afférente. Car Garfinkel insiste bien sur le fait que, dans le cas de la simulation numérique, les molécules sont individuellement « représentées » : pour une adresse de case mémoire, une molécule. Chance et Garfinkel n’ont d’ailleurs pas hésité à intituler l’un de leurs articles de 1962 « Analogue and digital computer representation of biochemical processes » 733 . Or, dans ce cas de représentation numérique, il n’y a pas de modèle mathématique à proprement parler. Les règles mathématiques se trouvent réduites aux lois de probabilités de réactions ou transitions. Elles sont elles-mêmes simulées par tirages de nombres pseudo-aléatoires. Garfinkel souligne l’intérêt d’une telle approche discrétisée et traitée par la méthode de Monte-Carlo : elle permet de traiter des problèmes de biochimie dans lesquels l’approximation que constitue en général la loi d’action de masse (valable dans les solutions parfaites) ne peut être utilisée. Il précise enfin que la simulation, dans les cas limites de solutions parfaites, permet toutefois de retrouver la loi d’action de masse. Autrement dit, la simulation semble avoir pour elle une plus grande généralité puisqu’elle s’applique dans tous les cas. Garfinkel trouve cependant encore deux inconvénients majeurs à cette méthode de simulation numérique. Le premier est bien sûr économique comme nous l’avons vu : à titre d’exemple, son équipe a dû payer près de 5000 dollars en temps de calcul avant de mettre au point le modèle biochimique 734 . Le second est théorique : même s’il peut servir à tester une théorie, comme les règles de transition sont toujours elles-mêmes des simplifications de la réalité, une expérience de simulation sur calculateur numérique, elle aussi, doit toujours être au final « confirmée par des expériences réelles » 735 .

Notes
729.

Cette loi n’est pas aussi simplement suivie quand la solution chimique est limitée par des membranes. Toutefois, sa formulation nouvelle peut être elle aussi exprimée en termes d’équations différentielles, mais dans ce cas, selon Garfinkel, « le nombre d’équations nécessaires est trop grand », [Garfinkel, D., 1965], p. 296.

730.

Ce sont les ingénieurs programmeurs rattachés au Département de biophysique. Garfinkel indique qu’il se réfère à un de leurs manuscrits non publiés.

731.

“A program to deal with this situation has been prepared by J. D. Rutledge, P. Markstein and D. Irving (unpublished). It represents individual molecules in the memory of the computer, and in this case the IBM 7090 was used instead of the UNIVAC I et II because of the limited memory of the latter [...] Instead of writing differential equations this program sets up in the memory of the computer itself an array of numbers representing molecules, each duplicated a sufficient number of times, usually about 1000, to smooth out the statistical noise. Each of these ‘molecules’ may exist in as many possible states as are needed for the particular problem, up to a maximum of thirty-two. When a molecule is changed in a chemical reaction, the state number in the memory is changed correspondingly. From the conditions existing at any time, the machine calculates out the probabilities of all reactions and transitions, and then determines whether each one took place by taking a random number. It records all changes made as a result and then proceeds to the next iterations, to calculate probabilities, take random number, et cetera”,[Garfinkel, D., 1965], pp. 295-296.

732.

[Garfinkel, D., 1965], p. 296.

733.

[Garfinkel, D., 1965], p. 309. C’est nous qui soulignons.

734.

[Garfinkel, D., 1965], p. 308.

735.

”confirmed by real experiments”, [Garfinkel, D., 1965], p. 308.