Bilan : une évolution quantitative et une évolution qualitative dans les rapports de la biologie aux mathématiques

Pour finir sur ce tour d’horizon succinct, nous pouvons faire remarquer que l’émergence du calculateur numérique en biologie a causé en premier lieu deux types d’évolutions étroitement imbriquées :

‘« C’est seulement dans les dernières décennies que les sciences de la vie ont émergé d’un stade impressionniste et spéculatif pour aller vers un stade orienté empiriquement. Tandis qu’il y a des signes que ce nouveau point de vue mène déjà à des analyses théoriques (dont certaines sont hautement impressionnantes), la majeure partie des efforts bioscientifiques vont probablement demeurer empiriques encore quelque temps. L’ordinateur [computer] a clairement contribué à la « poussée » finale de ces sciences dans l’actuelle ère empirique, et, selon toutes probabilités, il va réduire le temps nécessaire à accumuler et synthétiser le grand nombre de données descriptives dont on aura besoin avant de pouvoir développer des théories adéquates. » 737

Il y aurait donc bien une sorte de saut qualitatif chargé d’un fort enjeu pour la biologie : elle pourra fonder enfin son autonomie intellectuelle et pratique du fait de cet instrument nouveau. Mais cet avis est plutôt rare à l’époque. Et nombreux sont les biologistes théoriciens qui pensent que les avancées seront plutôt d’ordre théorique, que l’ordinateur présente plutôt une sorte de paradigme universel et suggestif. Cela est dû en effet à sa faculté étonnante de traiter tout type d’information, de faire modèle pour toute science, de transférer tout uniment non seulement des formalismes et des logiques mais des algorithmes. La biologie théorique trouverait ainsi à se fonder en fusionnant avec d’autres secteurs des sciences, tant de la nature que de l’homme, pour former comme une grande théorie des systèmes cybernétiques ou régulés 738 . C’est cette approche, d’origine indépendante et plus ancienne que le calculateur numérique, puisque développée chez L. von Bertalanffy avec les théoriciens des systèmes ou chez les théoriciens de l’information et de la régulation comme Henry Quastler 739 , c’est-à-dire au cœur même d’une préférence pour les formalismes différentiels dès lors qu’ils semblent en effet se répondre et se confondre par–delà la diversité des objets d’étude, que l’émergence de l’ordinateur et de la cybernétique réveille cependant et met de nouveau en avant. Or, c’est bien cette perspective programmatique, unitaire et privilégiant le théorique, que semblent vouloir mettre en doute ceux qui préfèrent au contraire le caractère opérationnel que les modèles par ordinateurs donnent aux sciences du vivant, comme c’est le cas, on peut le comprendre, des biologistes et médecins du NIH.

Toutefois, en ce qui concerne la représentation formalisée de la morphogenèse, un certain nombres de biologistes théoriciens vont se sentir fortement menacés par les usages d’abord calculatoires et théoriques de la simulation : elle leur impose un changement de formalismes en même temps qu’un changement de statut épistémique pour le formalisme. La mathématisation mi-abstractive / mi-réaliste que savent manipuler les ordinateurs décontenance quelque peu ces mathématiciens de la biologie. Beaucoup vont décider que la simulation est une modélisation prédictive directement concurrente de la théorie parce qu’ils la jugent essentiellement et définitivement tournée vers le calcul approché. Elle doit être bannie, selon eux, parce qu’elle substitue à peu de frais le calcul insignifiant et mécaniste à la conception et à la compréhension effective des phénomènes. En tant que rivale de la théorie, elle ne serait pas de la bonne science. Ainsi, un front de résistance à la simulation va se développer dès les années 1950, notamment avec Rashevsky, que l’on retrouve ici comme tête de file pour ce qui concerne la formalisation de la morphogenèse.

Notes
736.

[Stacy, R. W. and Waxman, B., 1965], p. 3.

737.

”It is only in the last several decades that the life sciences have emerged from an impressionistic and speculative stage to one oriented empirically. While there are signs that this new point of view is already leading to theoretical analyses (some of which are highly impressive), the major bioscientific efforts are likely to remain empirical for some time. The computer has clearly contributed to the final ‘push’ of these sciences into the current empirical era and in all likelihood will shorten the time necessary to accumulate and synthesize the vast amounts of descriptive data which will be needed before adequate theory can be developed”, [Stacy, R. W. and Waxman, B., 1965], p. 3. En tant qu’éditeurs du livre collectif qu’ils dirigent Ralph Stacy (de l’université de Caroline du Nord) et Bruce Waxman (des National Institute of Health) signent tous les deux cette introduction.

738.

En voulant retracer les origines du programme de recherche dit de « vie artificielle », Philippe Goujon a procédé à un historique assez précis de ce versant informationnel de la biologie formalisée. Voir [Goujon, P., 1994a] et [Goujon, P., 1994b].

739.

Voir [Quastler, H., 1965], p. 332. Son propos principal y est justement de critiquer le réductionnisme mécaniste auquel l’usage de l’ordinateur semble entraîner un trop grand nombre de ses contemporains. Selon lui, il ne faut pas pouvoir espérer que tous les aspects pris en compte dans les modèles empruntés aux « théories des systèmes » soient testables par l’expérience. Il faut accepter le fait qu’il y ait toujours des « boîtes noires » (ibid., p. 313) exerçant des fonctions dont on ne peut s’expliquer pourquoi elles les exercent. La simulation, pour sa part, explicite des éléments et stipule entièrement les règles de leurs interactions. C’est par son côté platement explicite, exotérique pourrait-on dire, que la simulation est et reste profondément mécaniste selon Quastler. Mais la modélisation des systèmes au sens de la « théorie des systèmes » conçoit au contraire des fonctions dont certaines sont à opacité irréductible. Or, selon Quastler, toute modélisation du vivant qui se veut correcte doit se faire à ce prix. Elle ne doit pas chercher à toutes forces l’interprétation jusque dans le détail analytique sous prétexte que cela la mènerait systématiquement au seuil d’un test empirique. Dit autrement : une modélisation systémique peut exprimer des choses sensées, sans avoir été totalement testée empiriquement. Et là résiderait sa force : “We have to accept the fact that results of systems theory approaches can be meaningful and interesting even if some of them are not amenable to analysis with the established methods”, ibid., p. 332.