Chapitre 12 – La « biotopologie » du second Rashevsky (1954)

Après ce tableau des différents usages de l’ordinateur en biologie à la fin des années 1950 et au début des années 1960, focalisons de nouveau notre attention sur la mathématisation de la morphogenèse. Venons-en en particulier à l’aspect que prend, à cette époque, la biologie théorique des formes et à son refus persistant des modèles. Nous nous souvenons que Rashevsky, en 1954, avait immédiatement et favorablement réagi au contenu du premier article de son élève David L. Cohn en lui suggérant une légère modification de son « système » artériel simplifié. Or, dans le cadre de ces travaux, David Cohn suggérait l’idée que l’on remplace le principe biologique de « simplicité maximale », introduit dès 1945 par Rashevsky à des fins de représentation mathématique de la forme des vivants, par le « principe de conception optimale » (« optimal design principle »). Comme nous l’avons indiqué précédemment, en introduisant le terme de « conception » ou de « configuration » [« design »], David Cohn avait principalement pour but d’infléchir la méthode des « principes » 740 de son maître vers une méthode, propre à l’ingénierie, de planification pragmatique et de décomposition fonctionnelle des systèmes complexes.

La biologie mathématique des formes s’autorisait donc ainsi à ne plus tirer ses modèles physiques des seuls principes (ou théories) physico-chimiques, mais également des pratiques des sciences de l’ingénierie, plus concrètes, selon les termes mêmes de Cohn, comme l’hydraulique ou l’électrodynamique. Ce faisant, parce qu’il le cite longuement dès la première page de son premier article de 1954, Cohn attire l’attention de Rashevsky sur un passage de Waddington dans lequel ce dernier appelle de ses vœux la naissance d’une sorte de « topologie biologique » apte à rendre compte des changements d’ordres de complexité intervenant dans l’embryogenèse et la morphogenèse en général 741 . Or, cet accent sur la méthodologie de conception de systèmes équivalents, comme sur l’intégration mutuelle des fonctions organiques en un tout optimisable, a un effet de révélateur pour Rashevsky, mais pas directement dans le sens que préconise Cohn, qui est celui d’un retour au concret. Car le réductionniste qu’est alors Rashevsky est informé par ailleurs des approches par la logique booléenne de McCulloch et Pitts du système nerveux central (1943), comme des travaux contemporains des cybernéticiens tel Wiener (1948) ou des théoriciens des systèmes et de l’information comme Henry Quastler (1953) ou encore des théoriciens des automates comme von Neumann (1951) 742 . De plus, en cette année 1954, depuis la découverte de la structure en double hélice de l’ADN 743 , la biologie expérimentale et moléculaire a le vent en poupe. Comme conséquence de cela, la biologie théorique aux Etats-Unis est au pied du mur : le Committe on Mathematical Biology de Chicago perd l’essentiel de ses crédits dès 1954 744 . Et la position académique de Rashevsky est grandement fragilisée.

C’est dans ce contexte mouvementé que Rashevsky opte pour un déplacement majeur de son épistémologie, non pas vers une intégration pragmatique des méthodes concrètes de l’ingénierie, mais vers la prise en compte préférentielle et abstractive des relations organiques qualitatives dès lors qu’il comprend que, désormais, intégrer le qualitatif n’implique plus pour autant de renoncer à la mathématisation ni à la théorisation. Pour lui, ceux qui, comme les cybernéticiens et les théoriciens de l’information, intègrent l’informationnel dans leur modèle de la biologie vont donc dans le bon sens. Et il les rejoint sur le tard par le biais de cette entorse qu’il avait déjà fait subir lui-même à son épistémologie réductionniste lorsqu’il préconisait l’introduction de « principes » biologiques axés sur le fonctionnel et susceptibles de permettre d’écrire des équations mathématiques sans que l’on dispose néanmoins d’une interprétation physico-chimique du processus représenté. De surcroît, et cela a dû être un argument non négligeable, le développement de cette approche plus abstractive et mathématique présente l’avantage de ne pas exiger trop de moyens financiers.

À partir de 1954, ce qui n’était qu’une entorse à sa première épistémologie réductionniste devient donc en fait le fondement de sa seconde épistémologie : relationnelle et qualitative. Mais, comme cela lui arrive souvent, et sans doute pour ne pas avoir à faire allégeance à l’école cybernétique qui lui paraît coupable de négliger ses véritables précurseurs dont lui-même 745 , comme aussi par souci authentique de généralité, Rashevsky cherche là encore à montrer que l’approche informationnelle (et donc aussi cybernétique) n’est qu’un cas particulier de ce qu’il appelle l’approche « topologique » 746 qu’il invente d’un même geste. C’est dans un article fondateur, paru en 1954 dans le Bulletin of Mathematical Biophysics 747 , qu’il exprime nettement et pour la première fois la nécessité d’une approche topologique en biologie mathématique. De fait, il relativise la nouveauté de la cybernétique en se l’assimilant.

Notes
740.

Dont nous avons montré qu’elle marquait une première inflexion dans l’épistémologie d’abord réductionniste de Rashevsky.

741.

Voir supra.

742.

Pour ces références explicitement assumées, avec leur date, voir [Rashevsky, N., 1955], p. 229 et [Rashevsky, N., 1960b], p. 144.

743.

Voir le récit personnel de J. D. Watson in [Watson, J. D., 1968, 2003]. Un récit de cette épisode faisant la synthèse de travaux de différents historiens des sciences est proposé par [Morange, M., 1994], pp. 139-155.

744.

Voir [Keller, E. F., 2002, 2003], p. 83. Evelyn-Fox Keller rappelle qu’en 1953, ce comité comprenait 30 membres. À partir de 1954, les crédits n’étant plus renouvelés, Rashevsky a dû réduire les projets de recherche de façon drastique. Jusqu’à sa retraite, Rashevsky ne travaillera plus qu’avec très peu de moyens.

745.

Dans un article de 1968, il se plaît à minimiser l’apport de Wiener et à rappeler combien il lui semble qu’il l’a lui-même devancé sur bien des points, et ce dès les années 1930, notamment dans cette intuition consistant à apparenter formellement les systèmes organiques avec les systèmes artificiels de commande. C’est en particulier le cas de la notion de feedback positif qu’il aurait selon lui mise en évidence en neurobiologie dès 1938 sans que l’expression n’existe encore. Voir [Rashevsky, N., 1938], pp. 243-244.

746.

[Rashevsky, N., 1955], p. 229.

747.

“Topology and Life. In search of a General Mathematical Principles in Biology and Sociology”, Bulletin of Mathematical Biophysics, 16, pp. 317-348.