Fonction mathématique et fonction biologique : la « biotopologie » ensembliste

En 1958, Rashevsky propose en effet une deuxième approche topologique en biologie théorique : l’approche par les ensembles et non par les graphes. Il est intéressant de remarquer que, dans ce nouveau cadre théorique, l’expression « propriété biologique » est définitivement préférée à celle de « fonction biologique » dans la mesure où le recours au terme de « fonction » prête à confusion avec l’usage mathématique qui en est fait. Rashevsky se montre ici sensible aux mises en garde de Woodger sur les confusions du langage biologique 774 . Selon lui, et en l’espèce, il faut prendre en considération le fait que la fonction mathématique (y = f(x)) possède une signification entièrement différente de la fonction biologique. La fonction biologique possède une intensité, par exemple, ce qui n’a aucun sens pour la fonction mathématique. Il faudrait donc éviter des ambiguïtés de langage du type suivant, par exemple : « L’intensité d’une fonction biologique est une fonction de l’intensité d’une autre fonction biologique. » 775 La deuxième occurrence du mot « fonction » renvoie ici à sa signification mathématique alors que les deux autres renvoient à sa signification biologique. Or, comme dans le formalisme topologique qu’il veut introduire, Rashevsky aura recours aux deux, il lui faut les distinguer d’un point de vue terminologique dès le début. Le terme de propriété, noté P et indicé par le type général de propriété (Ps pour la propriété de sensibilité, Pm pour la propriété de mouvement, Pc pour la propriété de conduire les excitations ou les stimuli extérieurs, etc. 776 ) est donc choisi aux dépens du vieux mot de « fonction ».

Dans cette approche topologique ensembliste, l’organisme est donc conçu comme un ensemble de « propriétés » (par exemple : la sensibilité, la locomotion, la digestion, la sécrétion, etc. 777 ). Chacune de ses propriétés est elle-même représentée sous la forme d’un ensemble de sous-propriétés qui « sont incluses logiquement dans les propriétés correspondantes » 778 . Ps, par exemple, est un ensemble de sous-propriétés de sensibilité. La sensibilité à l’amertume de la langue humaine peut être notée Ps1, alors que sa sensibilité à l’acidité peut être notée Ps2 779 . De façon générale, les Psα (où α = 1, 2…) sont des sous-ensembles de Ps. Il est alors possible de noter le fait que certaines propriétés « succèdent immédiatement » à certaines autres. Par exemple, Ps → Pc représente le fait que dès qu’il y a une propriété de sensibilité organique, il y a une propriété de conduction (chimique ou électrophysiologique) qui la suit immédiatement dans le fonctionnement organique. De même, Pc → Pm indique que la propriété générale de mouvement (au niveau molaire ou moléculaire) succède toujours immédiatement à une propriété de conduction (chimique ou électrophysiologique) 780 . Ce sont donc ces flèches qui rendent compte du caractère relationnel de l’organisme. On a certes encore affaire à un graphe, mais, là est la nouveauté, ce graphe, reliant des ensembles de propriétés et non directement des propriétés ponctuelles et précises, peut se dégager d’une représentation par un espace fléché à une dimension 781 (ou par un polyèdre dans un espace métrique 782 ). Grâce à la relation d’immédiate succession, Rashevsky peut en effet définir une notion topologique de « voisinage » 783 (« neighborhood ») valant pour les propriétés ou les ensembles de propriétés. Le « voisinage » d’une propriété biologique P consiste en cette propriété elle-même et en l’ensemble des propriétés ou d’ensembles de propriétés qu’elle précède immédiatement 784 . Ainsi, avec cette définition du voisinage, les ensembles de propriétés biologiques deviennent-ils des « espaces » au sens réellement topologique du terme 785 . Cette notion d’espace topologique des propriétés biologiques permet, d’une part, de ne pas réduire l’organisme, entendu comme ensemble de propriétés dans cet espace, à une formalisation avec des relations binaires et qui se ramènerait elle-même à une représentation métrique. D’autre part, les flèches d’immédiate succession entre propriétés biologiques, n’ont pas, selon Rashevsky de « signification physique » 786 . Donc il est inutile et trompeur de leur conserver un support formel homogène à un espace métrique. Il est donc « plus logique » 787 et plus productif pour Rashevsky de construire un véritable espace topologique à partir de ce graphe des successions. C’est là que l’approche relationnel rompt définitivement avec l’approche métrique en devenant purement qualitative et axée sur le fonctionnel.

Notes
774.

C’est d’ailleurs dans cet article qu’il cite Woodger explicitement et pour la première fois dans ce contexte : voir [Rashevsky, N., 1958a], pp. 90 et 93. Il est probable, selon nous, que ce soit Robert Rosen, dont nous parlerons bientôt, qui ait de nouveau attiré l’attention de Rashevsky sur les travaux de Woodger. Cela se confirme si l’on remarque que Rosen a relu le premier article de 1958 ([Rashevsky, N., 1958a], p. 92).

775.

“the intensity of a biological function is a function of the intensity of another biological function”, [Rashevsky, N., 1958a], pp. 72-73.

776.

[Rashevsky, N., 1958a], pp. 73-75.

777.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 72.

778.

“which are logically included in the corresponding properties”, [Rashevsky, N., 1958a], p. 71.

779.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 73.

780.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 76.

781.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 78.

782.

Selon l’interprétation des graphes donnée par les mathématiciens russe et allemand Pavel S. Alexandroff (né en 1896) et Heinz Hopf (né en 1894) dans leur manuel Topologie. Vol I., Berlin, J. Springer, 1935, utilisé et cité par [Rashevsky, N., 1958a], pp. 78 et 92.

783.

Voir l’article de vulgarisation de Maurice Fréchet (1878-1973) in [Le Lionnais, F., 1962], p. 124. Un espace topologique y est présenté comme un espace où les propriétés des figures ne sont pas modifiées par déformations continues. La notion de voisinage, plus faible et plus générale que celle de métrique ou même que celle de distance, permet ainsi l’expression préférentielle de cette propriété générale. Pour une présentation rigoureuse, voir [Ramis, E., Deschamps, C. et Odoux, J., 1976, 1988], Tome 3, pp. 26-29. Un espace topologique, en ce sens généralisé depuis les travaux de Emmy Noether (1882-1935) aux alentours de 1925 (par contraste avec les espaces topologiques antérieurs de Felix Hausdorff (1868-1942) pour lequel la topologie se contentait de généraliser une approche géométrique de l’analyse fonctionnelle [Taton, R., 1964, 19995], p. 22), peut ne pas être métrisable ni même distanciable. C’est à partir de ce moment-là que, selon Georges Darmois (1888-1960) et Daniel Dugué (1912-1987) (qui succéda à Darmois à la tête de l’ISUP en 1958), on assista à une « algébrisation de la topologie » (ibid., p. 22).

784.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 77.

785.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 77.

786.

physical meaning”, [Rashevsky, N., 1958a], p. 77 et p. 78. C’est l’auteur qui souligne.

787.

“much more logical”, [Rashevsky, N., 1958a], p. 77.