« Organisme primordial » et « propositions existentielles »

À partir de là, Rashevsky constate qu’avec ce nouveau formalisme, on peut bien sûr toujours représenter le principe de l’épimorphisme biologique tel qu’il était déjà exprimé dans le formalisme antérieur (1954) des graphes et des applications (« mappings ») entre graphes. Mais il évoque un objectif qu’il serait désormais souhaitable d’atteindre à terme pour la biotopologie : la définition de l’organisme minimal ou « primordial » 788 dans lequel toutes les relations entre les grands ensembles de propriétés seraient connues et seraient à la fois les plus générales et les plus simples. Une telle représentation formelle serait en effet utile, même si un tel organisme n’existe pas en réalité, pour pouvoir définir par contrecoup, et par application du principe de l’épimorphisme biologique, les aspects relationnels essentiels de tous les organismes existants ou susceptibles d’exister 789 . Mais cet objectif est encore loin, selon Rashevsky, car on ne dispose pas de toutes les connaissances biologiques qui permettraient de structurer complètement cet espace topologique au moyen de la notion de voisinage ; c’est-à-dire qu’on ne dispose pas d’une connaissance biologique suffisamment étendue et précise en ce qui concerne les relations d’immédiates successions entre propriétés organiques.

Dans le premier article de 1958, Rashevsky en est donc réduit à tirer parti de quelques structurations déjà mieux connues de cet espace topologique. Mais ces bribes de connaissances, une fois formalisées, lui permettent d’aboutir à un résultat qu’il juge déjà tout à fait remarquable. L’approche par la topologie ensembliste permet de produire ce qu’il appelle non pas des prédictions, mais des « propositions existentielles » 790 en biologie. Pour cela, Rashevsky construit d’abord l’application épimorphique d’un organisme pluricellulaire quelconque sur l’« organisme primordial ». Cette application mathématique met en relation les voisinages de l’espace topologique de l’un sur ceux de l’espace topologique de l’autre 791  :

‘« Soit Psv l’ensemble des sensibilités visuelles de toute nature. On a :’ ‘PsvÌ Ps’ ‘Dans un organisme primordial, on a Ps→ Pc → Pm. De là, il suit de (A) [principe de l’épimorphisme entre l’organisme primordial et les autres organismes 792 ] que dans certains organismes supérieurs on doit avoir :’ ‘Psv → Pc → Pm(d)’ ‘[où l’indice (d) indique un des rôles que joue le mouvement et qui est ici en l’occurrence d’aider l’organisme à l’ingestion de nourriture depuis le stade de l’amibe 793 .]’ ‘Dit en mots : il existe des organismes supérieurs dans lesquels les mouvements gastro-intestinaux sont affectés par les stimuli visuels. Un exemple bien connu est le vomissement à la vue de quelques choses déplaisantes. Par le même argument, on a plus généralement :’ ‘Psα → Pc → Pm(d)’ ‘qui atteste que chez certaines animaux, différents stimuli sensoriels affectent la motilité gastro-intestinale. » 794

Rashevsky est tout de suite très satisfait de ce résultat dans la mesure où il permet d’affirmer a priori la possibilité de l’existence d’un fait biologique qualitatif, c’est-à-dire d’un fait à haute signification biologique au contraire d’un fait quantitatif, mais aussi dans la mesure où il donne, le cas échéant, la raison de cette existence.

Ce résultat de la biotopologie ensembliste n’est pas la preuve d’une nécessité d’existence d’un fait biologique mais seulement celle de la plausibilité de son occurrence. Ce qui n’est pas rien, car, ce faisant, c’est bien la raison d’être, le pourquoi 795 , et non le comment, qui en est donné. Selon Rashevsky, c’est ce type de résultat qualitatif et relationnel qui n’est pas accessible au moyen d’une « théorie biophysique métrique » 796 . Rashevsky tient également à indiquer que ce résultat ne peut pas non plus être déduit de la théorie de la sélection naturelle car, selon lui, on ne voit pas où pourrait se trouver la valeur adaptative de ce type de dysfonctionnement gastro-intestinal assez handicapant pour l’activité humaine tout au moins 797 . Ce qu’il est important de noter pour l’auteur de ce travail, c’est qu’au contraire de la formalisation topologique ensembliste, la modélisation physico-chimique, parce qu’elle mène à des équations analytiques, peut tout au plus « construire un modèle du mécanisme neuronal » qui, à partir de stimuli sensoriels ou psychologiques, produit le dysfonctionnement gastro-intestinal et ainsi « explique » le comment mais pas le pourquoi d’une relation particulière entre propriétés organiques. Car cette modélisation considère le phénomène de relation qu’elle représente comme donné et reconnu. Ce qu’il est déjà en effet d’un point de vue clinique. Elle n’est donc pas capable d’en montrer a priori la possibilité, la plausibilité. Ce que veut dire Rashevsky, c’est que si ce fait avait été inconnu, la méthode biotopologique, au contraire de la méthode de modélisation physico-chimique, en aurait pour sa part dévoilé la possible existence et une rapide investigation l’aurait confirmée : il y aurait donc eu, dans un premier temps, la prédiction de l’existence probable d’un fait biologiquement signifiant, sa conception a priori, et dans un second temps, la confirmation empirique de cette prédiction.

C’est donc avec ce pouvoir de prédiction existentielle, déjà suffisamment confirmé par le cas de rétrodiction précédemment exposé, que, selon Rashevsky 798 , la biotopologie gagne enfin son titre de biologie théorique à part entière aux côtés mêmes de la physique théorique. C’est par là aussi qu’il se sent légitimé dans son refus de se plier à la méthode des modèles déracinés, informationnels ou simplement cybernétiques et isomorphes. Pour Rashevsky, la biotopologie s’occupe bien de la « raison d’être » (« reason for its existence » 799 ) de certains faits biologiques, même si sa construction est encore loin d’atteindre systématiquement l’ensemble des problématiques biologiques. C’est en ce sens qu’elle produit des « énoncés existentiels ».

Notes
788.

“primordial organism”, [Rashevsky, N., 1958a], p. 72.

789.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 72.

790.

“positive existential statements”, [Rashevsky, N., 1968], p. 246.

791.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 78.

792.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 78.

793.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 82.

794.

“Let Psv denote the set of visual sensitivities of all kind. We have PsvÌ Ps. In a primordial we have Ps→ Pc → Pm. Hence it follows from (A) that in some higher organisms we must have : Psv → Pc → Pm(d). In words : There exists higher organisms, in which gastrointestinal movements are affected by visual stimuli. A well-known example is the vomiting at the sight of some unpleasant things. By the same argument, we have more generally Psα → Pc → Pm(d) which states that in some animals different sensory stimuli affect the gastrointestinal motility”, [Rashevsky, N., 1958a], p. 83. C’est l’auteur qui souligne.

795.

[Rashevsky, N., 1964], p. 51.

796.

“metric biophysical theory”, [Rashevsky, N., 1958a], p. 83.

797.

[Rashevsky, N., 1958a], p. 83.

798.

En 1960, Rashevsky ajoute même que la biotopologie aurait pu prédire l’existence des antibiotiques. En effet, en recourant entièrement théoriquement à des épimorphismes réducteurs à partir d’organismes supérieurs connus comme l’araignée (avec la sécrétion de sa toile) et en s’autorisant ainsi la conception a priori de micro-organismes hypothétiques sécrétant de façon similaire des substances nocives pour d’autres micro-organismes, le principe des antibiotiques aurait pu être imaginé comme plausible trente ans avant qu’il ne soit effectivement découvert. Sa découverte en aurait été plus précoce. Voir [Rashevsky, N., 1960b], p. 147.

799.

[Rashevsky, N., 1960b], p. 147.