« Tranches » et « propriétés » du vivant : Woodger et le second Rashevsky.

À lire les travaux de biotopologie du second Rashevsky, on est frappé de constater une grande similitude de style avec les travaux antérieurs de Woodger. À partir de 1954, Rashevsky ne procède plus en effet par introduction de systèmes équivalents ou de modèles (dont il admet désormais l’existence), qu’il soit de nature physique, électrique ou chimique, mais il agit d’une manière beaucoup plus axiomatique. On voit ainsi s’enchaîner distinctions terminologiques, définitions formelles, règles de calcul logique, propositions et démonstrations. Autour de 1960, cette proximité a fini par apparaître à Rashevsky lui-même puisqu’il va rendre hommage au travail antérieur de Woodger mais en insistant tout de même plutôt sur l’existence de différences entre leurs deux approches. Ainsi, pour nous expliquer cette différence (sur laquelle il ne s’attarde cependant pas), Rashevsky expose une analogie qui existe entre la situation actuelle de la biologie théorique et celle de la physique quantique. Il se pourrait, selon lui, que l’approche de Woodger et la sienne soient deux moyens mathématiques équivalents pour traiter le même problème « de même qu’il existe une approche matricielle et une approche de mécanique ondulatoire dans la théorie quantique ». Elles sont certes « différentes mais équivalentes » 800 . Dans cet extrait d’une préface très courte, Rashevsky ne précise malheureusement pas laquelle des deux approches de biologie mathématique est à considérer selon lui comme apparentée à la méthode matricielle de la physique. Et nous ne disposons pas, par ailleurs, d’autres indices qui pourraient nous aider à répondre à cette question. Mais, selon nous, il est fort probable que cela soit l’approche de Woodger qui s’apparente à la méthode matricielle alors que Rashevsky préfère peut-être en revanche apparenter la sienne à l’approche ondulatoire. Ainsi l’analogie de Rashevsky serait la suivante : la biotopologie est à la méthode axiomatique de la biologie ce que la mécanique ondulatoire est à la méthode matricielle en physique quantique. Dans les deux cas, la biologie formalisée prend son modèle dans la physique théorique.

Par la suite, dans cette courte préface, Rashevsky se pose la question de sa propre évolution épistémologique mais aussi celle du rôle que Woodger aurait pu y jouer :

‘« Bien entendu, je ne sais pas si, dans mon propre travail, la transition graduelle d’une approche géométrique à une approche via la théorie des relations a été le résultat d’un développement logique inhérent, comme il m’apparaît, ou si j’ai été inconsciemment influencé par le travail de Woodger. Si tel est le cas, je lui dois certainement de la gratitude. Ses écrits m’étaient familiers dès le temps de leur première publication, mais pendant longtemps j’avais sous-estimé leur valeur ; une erreur de ma part, que je m’empresse de reconnaître et de corriger. C’est à Woodger qu’il revient d’avoir, le premier, introduit en biologie des mathématiques systématiquement relationnelles. » 801

Comme on peut le constater, Rashevsky est donc prêt à reconnaître la priorité des travaux de Woodger, mais il ne nous dit finalement que très peu de choses sur les différences qui persistent et qui lui paraissent malgré tout importantes. Car il y a bien une identité de style qui commence à se faire jour entre l’approche logiciste et l’approche biotopologique. Mais, comme nous avons désormais les moyens de le comprendre, il serait tout à fait erroné de tirer de cette simple identité de style l’affirmation d’une parenté très étroite entre deux perspectives épistémologiques et ontologiques comme entre deux problématiques scientifiques et techniques. L’identité de style, l’identité des formalismes ne dit encore à peu près rien de ce qui rapproche et distingue la biologie de Woodger de celle de Rashevsky. Nous en voulons pour preuve le fait que le symbolisme axiomatique, chez Woodger, l’incite immédiatement, et sans qu’il justifie le moins du monde cet angle d’attaque tant cela lui semble évident, à représenter des « tranches » concrètes (« slices »), c’est-à-dire des coupes spatiales et temporelles, composant les organismes afin d’en représenter formellement la combinatoire et le fonctionnement. Woodger ne questionne donc pas du tout le présupposé de l’homogénéité et de la neutralité de l’espace, du temps et de leur continuum tels qu’ils nous apparaissent trivialement et tels qu’ils valent en effet immédiatement pour nous, à échelle humaine, si ce n’est même seulement du point de vue de notre personnalité moderne et occidentale. Son découpage logique se révèle donc être un tranchage spatio-temporel, une atomisation symbolique et linguistique qui insère implicitement une vision prétendument neutre, en tout cas homogénéisante et déjà rationalisée, des dimensions spatiales et temporelles pour la biologie. En cela, il fait violence à la logique autonome du vivant, du point de vue de Rashevsky.

Ce que Tarski appelle la sensibilité rashevskyenne à « l’aspect biologique des problèmes » 802 réside dans le fait que Rashevsky part de la fonction biologique alors que Woodger veut y arriver au moyen de son découpage logique d’apparence neutraliste. Lorsque Rashevsky parle de l’importance des principes biologiques, c’est bien pour continuer à produire une biologie mathématique qui ne soit pas totalement spéculative et qui ne soit donc pas dispensée de la sanction expérimentale. Ce contrôle de la théorie par les données de l’expérience est en effet omniprésent dans le travail de Rashevsky, aussi bien après 1954 qu’avant. Même si, comme Woodger, le second Rashevsky est particulièrement à l’écoute des nouvelles mathématiques et des nouveaux formalismes (axiomatisation formaliste, théorie des graphes, théorie des ensembles, topologie, …), son approche est donc, à ce titre, bien moins formelle que celle de Woodger. Toutefois, il serait aussi erroné de croire qu’il n’y a pas de choix ontologique dans l’usage rashevskyen de la formalisation topologique. Il n’est pas du tout indifférent, et même, il est très significatif qu’alors que l’un et l’autre s’appuient en effet sur la nouvelle approche axiomatique en plein essor dans les mathématiques, le premier, Woodger, s’inspire pour sa part des développements de la logique mathématique qui s’ensuivent, alors que Rashevsky, de son côté, fonde son approche sur l’axiomatique de la topologie algébrique. C’est qu’ils n’interprètent pas le qualitatif et le relationnel de la même manière. Pour Woodger, le relationnel dans la nature vivante émane finalement du regard épistémique que l’on porte sur elle. C’est, en quelque sorte, un relationnisme gnoséologique. Alors que pour Rashevsky, le relationnel émane de la nature vivante elle-même et c’est à nous qui la représentons de disposer d’un formalisme qui capte un tant soit peu cette essence a priori relationnelle de l’organique. C’est donc un relationnisme ontologique. Même si logique et mathématiques se sont rapprochées, voire étroitement mêlées, au tournant du siècle, invoquer l’une n’est pas invoquer l’autre, dans les sciences de la nature. En ce sens, la topologie devient, avec Rashevsky, et en complète opposition avec l’approche logiciste, le lieu mathématique à partir duquel et travers lequel la pensée de l’essence des choses naturelles, celle de l’organicisme en biologie, va continuer à être possible. Car, comme nous l’avons évoqué, Rashevsky n’a cessé de considérer la représentation d’une unité ontologique sous-jacente au monde organique comme une nécessaire idée directrice pour la biologie mathématique. Dans ses derniers travaux, en tâchant de décloisonner biologie et sciences humaines, il développera d’ailleurs tous les aspects des expansions que permet l’approche topologique aux domaines de la psychologie, des relations humaines, de la sociologie et de l’histoire 803 . Il produira notamment une théorie sociologique de l’organisme multicellulaire et de la cellule à partir de cette approche biotopologique 804 . Alors que Woodger, dans la perspective du positivisme logique, est porté par l’idée d’une unification épistémologique, Rashevsky est donc attiré vers celle d’une unité ontologique.

Davantage, il n’est pas jusqu’à un passage de la dernière version (1960) de son ouvrage de biophysique mathématique qui n’aille exposer encore l’espoir que le principe biotopologique de l’épimorphisme lui-même soit à terme « incorporé dans le schème des lois physiques qui gouvernent le monde organique » 805 . C’était, souvenons-nous en, devant l’audace des nouvelles lois théoriques de la physique elle-même que Rashevsky s’était autorisé à émanciper de la seule physique ses premières représentations mathématisées de l’organisme. C’est suivant ce modèle mathématiste qu’il opta pour la « biologie relationnelle » et pour la recherche de principes biologiques autonomes, c’est-à-dire n’ayant pas à être décelés à partir du cœur même de la physique et de ses objets d’étude propres. Pour lui, en 1960, il n’en demeure pas moins nécessaire d’espérer que ces principes biologiques autonomes parviennent tout de même un jour à être « réduits » aux principes physiques, car si la physique pouvait déjà expliquer la stabilité physique de certains micro-organismes, ce serait peut-être en empruntant ensuite le trajet formel du principe (organique) de l’épimorphisme qu’elle pourrait étendre sa législation au monde organique supérieur. Ce passage témoigne du fait que Rashevsky n’a malgré tout jamais totalement abandonné sa perspective réductionniste et unitaire, en biologie mathématique. Si nous ne craignions l’oxymore, nous oserions même dire que Rashevsky, jusqu’à la fin de sa vie, est comme le garant d’une nouvelle sorte de réductionnisme : un réductionnisme élargi. Les modèles d’ordinateur sont par lui ramenés à des formalismes particuliers, pas à des pratiques fondamentalement différentes. Cette assimilation de l’ordinateur peut alors valoir comme une sorte de liquidation.

Notes
800.

“just as the matrix and the wave-mechanical approach in quantum theory are different but equivalent”, [Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, Tome 2, p. viii.

801.

“I do not know of course whether in my own work the gradual transition from a geometrical approach to an approach via the theory of relations was the result of an inherent logical development, as it seems to be, or whether I have been subconsciously influenced by Woodger’s work. If so, I certainly owe Woodger a debt of gratitude. I gave been familiar with his writings ever since the time of their first publication, but for a long time I have underestimate their value ; an error on my part, which I hasten to acknowledge and to correct. To Woodger goes the credit for having first introduced systematically relational mathematics into biology”, [Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, Tome 2, pp. viii-ix.

802.

[Rashevsky, N., 1964], p. 57.

803.

Voir [Rashevsky, N., 1966a], [Rashevsky, N., 1966b] et [Rashevsky, N., 1966c]

804.

[Rashevsky, N., 1966c], p. 655.

805.

“Can the principle of bio-topological mapping be incorporated into the scheme of physical laws which govern the organic world ? The way to do this would seem to be as follows : The physicist must derive the possibility of a living molecule or simple small aggregate of molecules, proving its stability as a dynamic system and hence its ability of continued existence. Then it would be necessary to prove a general theorem to the effect that any physical system, derived from such a ‘primordial’ by a transformation rule (A) [ = transformation continue d’un organisme quelconque sur le primordial] o another related rule, has the same stability properties. This would reduce the principle of bio-topological mapping to already established physical principle”, [Rashevsky, N., 1960, a], pp. 343-344.