La différence et la symétrie que l’on découvre entre les options philosophiques de Woodger et Rashevsky ont néanmoins toutes deux des limites : celles mêmes de la fécondité pratique, comme celle de la sanction de l’expérience. À cet égard, dans les années 1950, l’approche théorique de Rashevsky garde une certaine avance et un certain crédit aux yeux des biologistes que n’a pas l’approche de Woodger. On pourrait ainsi se représenter la biotopologie comme une proposition théorique majeure pour l’entreprise de représentation mathématique des phénomènes biologiques, si cette dernière ne présentait pas toutefois un défaut, lui aussi majeur, et qu’a reconnu en 1958 un des élèves de Rashevsky lui-même, Robert Rosen. Car, si l’on consulte de près la réédition de 1960 du grand ouvrage de Rashevsky, en ce qui concerne la représentation mathématique de la forme des plantes et des animaux, les chapitres de 1944-1948 sont reproduits quasiment à l’identique. Ce qui signifie que la biotopologie de 1954 et 1958, en se concentrant sur l’organisation mutuelle des fonctions organiques a totalement négligé l’intégration de la problématique morphologique et morphogénétique. Elle a oublié ou escamoté la problématique de la forme et de la structure. En fait, cette négligence a été délibérée, puisque Rashevsky tout en reconnaissant en d’Arcy Thompson un précurseur notable de son approche topologique, accuse cependant le traité du célèbre naturaliste de ne se concentrer que sur des « relations superficielles » et donc de manquer ce qui fait réellement le caractère « relationnel » de l’organique 806 . L’approche de Woodger, en revanche, ne peut être critiquée de ce point de vue, puisque nous avons vu comment elle tente de représenter l’accroissement en complexité structurelle concrète des organismes en état de genèse au moyen de relations logiques d’un à plusieurs (« one-to-many »). L’application épimorphique, chez Rashevsky, même si elle est formellement équivalente à celle de Woodger, reste cependant toujours abstractive du point de vue des éléments constitutifs du corps organique : seules des fonctions organiques sont en relation d’une à plusieurs. De plus, les « tranches » du vivant réfèrent bien à l’ontogenèse, alors que Rashevsky n’insiste pas sur la possibilité qu’aurait un organisme d’être épimorphique à lui-même au cours de son développement ni sur les leçons que pourrait en tirer l’embryologie. C’est même, comme nous l’avons vu, ce côté abstractif que recherche délibérément Rashevsky au moyen d’espaces topologiques non métriques. La biotopologie de Rashevsky ne peut résister à la méthode des modèles, aux modèles d’ordinateur et à leur pouvoir dispersif, qu’en escamotant la problématique de la mise en forme concrète. La question de la genèse de la forme proprement dite, au sens de la configuration spatiale, y reste donc en suspens. C’est précisément à cet oubli de la forme qu’un de ses élèves les plus brillants, du point de vue mathématique en tous les cas, va essayer de remédier. Par la même occasion, cet élève va poursuivre la croisade de la biotopologie contre la dispersion des modèles. Mais il le fera avec des armes renouvelées et fraîchement empruntées à la généreuse source des mathématiques.
“Implicitly topological relations are contained in even older considerations of d’Arcy Thompson […] These are, however, relatively superficial relations. Topological analogies go much deeper in the realm of the living when we observe not merely structural but functional (in a biological sense) relations”, [Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, p. 309.