Chapitre 13 – La « biologie relationnelle » de Robert Rosen (1958)

En 1958, Robert Rosen (1934-1998) est un jeune chercheur en biologie mathématique qui travaille sous la direction de Nicolas Rashevsky au Committee on Mathematical Biology de l’université de Chicago 807 . Après la récente conversion de Rashevsky à la formalisation topologique abstractive des fonctions biologiques, Rosen vient apporter un regard neuf sur les travaux les plus récents de son maître. En reprenant également quelques unes des idées énoncées en 1954 par David Cohn 808 , il considère que la biologie mathématique doit s’inspirer de l’ingénierie récente et, en particulier, de la théorie des automates. Mais alors que pour Cohn, le biologiste théoricien devait surtout prendre modèle sur la pratique de conception de l’ingénieur en décomposant ses modèles physiques en sous-modèles optimisables (selon le principe de « conception optimale » supposé valoir pour tout être organique), Rosen conçoit plutôt l’idée selon laquelle l’incontestable analogie entre les artefacts et les systèmes biologiques, confirmée en outre par la perspective cybernétique contemporaine, peut aussi mener le théoricien de la biologie à un nouveau type de théorisation et pas nécessairement ou seulement à une nouvelle pratique de modélisation physico-chimique. En ce sens, Rosen interprète la leçon de Cohn encore autrement que ne le fit Rashevsky. Mais, ce faisant, il peut tout de même rejoindre la décision rashevskyenne de fonder une véritable « biologie relationnelle » et il préserve ainsi le côté purement théorique de la biologie mathématique.

Or, en 1958, c’est bien la « théorie des systèmes », telle qu’elle est récemment reconnue de façon institutionnelle aux Etats-Unis 809 , qui semble pouvoir jouer ce rôle selon lui. Mais Rosen ne retient de cette théorie inchoative que la définition du mot « système » : « tout type de structure qui agit, à travers une certaine séquence d’opérations, pour produire un ensemble défini de matériaux de sortie à partir d’un ensemble donné de matériaux d’entrée, ou à partir d’un ensemble donné de conditions environnementales » 810 . Moyennant cette définition, Rosen se propose de prendre en compte et de traduire en un langage formel nouveau ce que Rashevsky avait mis en évidence lorsqu’il avait montré qu’une même fonction organique peut être assurée de différentes manières, plus ou moins complexes (principe de l’épimorphisme biologique) d’un point de vue physico-chimique. C’est ce fait biologique là qui avait justifié l’insistance de Rashevsky en 1954 sur le nécessaire caractère relationnel de toute biologie théorique future.

L’expression même de « biologie relationnelle » est primitivement due à Rashevsky. Et Rosen la reprend telle qu’elle mais en l’interprétant en des termes systémiques et en l’acclimatant à la formalisation par des tableaux de flux (« flow charts ») ou, plus précisément, par des « diagrammes de blocs » (« block diagrams ») 811 entre-temps venus de la technologie, de la théorie des circuits et de la théorie des automates. Ces diagrammes représentent des « boîtes noires » (« black boxes ») reliées par un graphe orienté. Chaque bloc du diagramme peut ainsi n’être défini que comme un « système », au sens de la définition précédente, sans que l’on ait besoin de la connaissance de sa structure interne. Selon Rosen, ce diagramme de bloc reflète déjà assez fidèlement et essentiellement ce qui se produit par nature dans tout être organique : le métabolisme. C’est là que l’analogie entre système naturel et système artificiel peut valoir pour lui sans que l’on perde pour autant l’aspect relationnel du système naturel dans sa représentation formelle : les entrées et sorties des « boîtes noires » peuvent être identifiées à des entrées et sorties de substances s’effectuant dans autant de parties de l’organisme réel.

Notes
807.

Nous n’avons pas beaucoup de documents biographiques sur Robert Rosen. En juillet 2003, le site Internet de sa famille (maintenu par sa fille Judith Rosen) annonce cependant de prochaines publications en ligne à ce sujet. Nous savons déjà qu’entre 1957 et 1958, Rosen travaille dans le même laboratoire et quasiment au même projet que Rashevsky puisque les publications des deux chercheurs font référence au même numéro de dotation budgétaire, le « Grant RG-5181 » du United States Public Health Service. Voir [Rosen, R., 1958a], p. 259 et [Rashevsky, N., 1958b], p. 273. Récemment (juillet 2004), dans son forum de discussion, Judith Rosen minimise l’influence de Rashevsky sur les formalisations de son père en affirmant que Robert Rosen avait déjà formé l’essentiel de ses idées quand il est venu frappé à la porte de Rashevsky. Ce dernier l’aurait simplement aidé à poursuivre avec courage dans cette voie de la biologie théorique désormais si méprisée par le milieu académique. Nous prenons cette information avec circonspection. Mais il est certainement vrai que Rosen a dû se former seul à de nouvelles mathématiques auxquelles Rashevsky ne s’intéressait pas particulièrement.

808.

Voir supra.

809.

Rosen cite ainsi la définition du terme « système » telle qu’on la trouve dans le volume I des annales de la Society for Advancement of General System Theory, de 1956. Bertalanffy raconte la création en 1954 de cette société in [Bertalanffy (von), L., 1968, 1973], pp. 13-14.

810.

“any type of structure which acts, through a certain sequence of operations, to produce a definite set of output materials from a given set of input materials, or from a given set of environmental conditions”, [Rosen, R., 1958a], p. 246.

811.

[Rosen, R., 1958a], p. 246.