Des « propriétés » aux « composants » du système biologique : le système (M, R)

S’inspirant également de la récente théorie générale des automates de von Neumann (publiée en 1951), Rosen a donc d’abord tendance à considérer les boites noires de son diagramme ou les sommets du graphe comme représentant des parties concrètes de l’organisme dont il veut produire une représentation globale. Il les appelle des « objets » (« objects »), des « parties » (« parts ») ou des « composants » (« components ») 812 . Rosen semble ainsi abandonner la voie abstractive et résolument fonctionnelle récemment ouverte par son maître. Et il semble pouvoir de nouveau s’ouvrir à des questions de morphogenèse. Ce n’est pourtant pas si certain : le premier article de 1958 présente des ambiguïtés à cet égard. S’agit-il d’une formalisation du fonctionnel ou du structurel ? Y a-t-il même lieu de les y opposer chez lui ? Nous y reviendrons. Observons avant tout et rapidement en quoi consistent son système général et sa démonstration.

Dès le début, l’objectif de Rosen est de partir du principe que les comportements caractéristiques des systèmes biologiques ne sont pas seulement l’anabolisme et le catabolisme mais aussi l’activité de « réparation » de certaines parties du système. Ce comportement explique en effet l’évolutivité du système biologique en même temps que sa relative durabilité. Il est donc primordial. L’argument que Rosen donne pour justifier cette insistance, nouvelle en biologie mathématique, sur la faculté de réparation ne fait qu’invoquer l’évidence et l’observation la plus triviale et la moins instrumentée 813 . Mais, même si Rosen ne le dit pas, on ne peut nier sur ce point l’influence qu’a pu avoir sur lui la problématique des automates auto-reproducteurs de von Neumann. Et effectivement, Rosen connaît parfaitement bien ces travaux 814 . Mais ce qu’il propose avec le concept de « réparation » (« repair ») est davantage commandé par sa propre perspective physiologique et métabolique sur l’organisme. Sa proposition est de surcroît plus modeste ; car imposer que certaines « parties » de l’organisme puissent être « rétablies » (« re-established » 815 ) lui semble suffire pour finir de caractériser globalement et formellement (en plus de l’anabolisme et du catabolisme) tout être vivant. Ce qu’il veut montrer, c’est qu’il existe une procédure générale de construction de systèmes. Ces systèmes sont conçus sous la forme de graphes orientés reliant des composants élémentaires et susceptibles de représenter des organismes entiers dans leur fonctionnement.

L’exemple qu’il choisit particulièrement est celui de la cellule individuelle. Il doit exister en elle un ensemble nommé R de parties, ou de composants, susceptibles de réparer l’organisme cellulaire, c’est-à-dire capables de reconstituer certains autres composants inhibés ou détruits de la partie métabolique M du système. Aux côtés de chaque composant Mi du graphe formel global M,Rosen ajoute donc un autre composant élémentaire Ri dont les entrées ne peuvent être que des sorties de M (car ne devant pas servir au fonctionnement métabolique interne du système mais s’ajoutant à lui sur sa marge) et dont la seule activité en sortie est de fournir un matériau qui n’est rien d’autre qu’une réplique de Mi.

Rosen se penche alors sur les contraintes topologiques qui s’imposent à un tel système connecté pour qu’il soit durable, c’est-à-dire pour qu’un sous-système, lui aussi entièrement connecté, puisse tout de même apparaître et fournir des sorties similaires lorsqu’un des composants internes Mi est détruit. Il est ainsi amené à démontrer un certain nombre de théorèmes qui ont, selon lui, une grande signification biologique. Le théorème 1 montre que si un composant est détruit, seules deux issues sont possibles : soit le système entier défaille et est totalement détruit, soit un sous-système continue à fonctionner seul 816 . Le théorème 2 montre qu’il est impossible que tous les composants d’un même système puissent être rétablis 817 . Dans tout système de ce type, il existe donc forcément un composant Mi qui, en défaillant, fait également défaillir d’autres composants Mj qui d’ordinaire, et plus ou moins directement au vu de la topologie du graphe, contribuent au fonctionnement de son composant de réparation associé Ri. Un des résultats fondamentaux des théorèmes est que le système ne peut donc pas toujours se maintenir dans sa topologie initiale. Il passera tôt ou tard la main à un de ses sous-systèmes topologiquement moins complexes que lui, voire sera totalement détruit. Le théorème 3, corollaire du théorème 2, montre même l’existence d’un composant central pour tout système de ce type, c’est-à-dire d’un composant dont la destruction provoque directement la défaillance du système entier. Enfin, même si Rosen ne parvient pas à lui donner la forme d’un théorème, il nous donne une idée, selon lui intuitive, de ce que pourrait être un raisonnement qui montrerait la commodité qu’il y a pour une cellule vivante de disposer d’un lieu spatialement donc aussi topologiquement séparé pour isoler les Ri (i = 1, …, n) réparant les Mi (i = 1, …, n) de ces mêmes composants métabolisants. Dans le cas de la cellule isolée, c’est ce que les cytologistes appellent le noyau : on voit intuitivement qu’une telle ségrégation topologique permet en effet une plus grande capacité de rétablissement pour le cytoplasme comme pour la cellule dans son ensemble. Le « fait biologique empirique » 818 selon lequel beaucoup de cellules disposent d’un noyau peut donc se déduire de la combinaison du « principe de conception optimale » de Rashevsky et Cohn et de cette nouvelle représentation formalisée proposée par Rosen. Comme Rashevsky, avec cette approche systémique graphique et relationnelle, Rosen produit donc des énoncés existentiels a priori.

Notes
812.

[Rosen, R., 1958a], p. 246.

813.

[Rosen, R., 1958a], p. 251.

814.

[Rosen, R., 1958b], p. 341.

815.

[Rosen, R., 1958a], p. 255.

816.

[Rosen, R., 1958a], p. 253.

817.

[Rosen, R., 1958a], p. 255.

818.

[Rosen, R., 1958a], p. 259.