Le jugement du maître : un « modèle topologique »

Lorsque Rashevsky lit ce travail, il y sent une grande maîtrise mathématique et il voit tout de suite l’importance que d’autres pourraient lui donner ultérieurement, dans la mesure où Rosen semble se rapprocher du but qu’il a lui-même fixé à la biologie mathématique : mettre en lumière un fonctionnement biologique général qui soit en même temps réellement indépendant (du moins dans sa formulation) des principes de la physique 819 . Comme souvent, et fidèle en cela à sa pédagogie exigeante et élitiste, alors même qu’il s’agit de la première publication d’un de ses meilleurs élèves, âgé d’à peine 24 ans, il va néanmoins tâcher d’en relativiser la portée dans un article qu’il publie in extremis mais immédiatement après celui de Rosen, dans ce même volume 20 (numéro 3) du Bulletin of Mathematical Biology 820 . Dans cette courte note, Rashevsky fait tout d’abord remarquer que, parce que Rosen recommence à parler de « composants » de l’organisme, alors que lui-même avait voulu élever la biologie mathématique à la considération des seules « propriétés » fonctionnelles encadrées par d’hypothétiques principes biologiques généraux (dont celui de la conception optimale et celui de l’épimorphisme), il ne faudrait pas du tout confondre sa propre approche biotopologique avec celle de son élève :

‘« Dans un article récent, Robert Rosen a appliqué des considérations topologiques à l’étude d’un organisme comme un tout. Ces considérations n’ont pas de relation directe avec le principe de l’application biotopologique. Elles représentent plutôt un modèle topologique d’un organisme, spécifiquement un modèle des mécanismes de réparation que l’organisme possède à destination de ses parties perdues ou détériorées. » 821

Ce passage est très intéressant car il indique précisément le lieu où Rashevsky situe la frontière entre un modèle et une théorie en biologie mathématique. Alors même que, depuis 1954, il recourt lui-même à diverses formulations de la topologie pour produire des représentations mathématiques théoriques des êtres vivants qui ne soient plus en même temps fondées sur des modèles physico-chimiques de processus particuliers, il perçoit la possibilité que le recours à la topologie, à cette nouvelle mathématique, n’est pas suffisant dans la conversion qu’il préconise en biologie. Il lui apparaît manifestement que ce n’est pas le formalisme mathématique qui suffit à faire d’un modélisateur (en l’occurrence Rosen) un véritable théoricien. C’est bien ce qui le chagrine dans le travail déjà très abouti de son élève. Dans son premier article de 1958, avec la construction du système (M,R), c’est-à-dire un graphe orienté de composants organiques métabolisants et se réparant, Rosen utilise bien une représentation topologique formalisée. Mais les sommets de son graphe ne semblent pas être des représentations de « fonctions » organiques, ou de ce que Rashevsky appelle à la même époque des « propriétés ». Elles semblent bien être au contraire des représentations de simples « parties » de l’organisme. Dans le chapitre 32 (Tome 2) de la troisième édition de son livre, Rashevsky proposera d’ailleurs des exemples concrets que Rosen s’était justement abstenu de donner : ces parties que propose de représenter Rosen dans son graphe peuvent être des organes comme les yeux, l’estomac, le rein 822 , etc. Ce que nous pouvons comprendre, c’est que, selon Rashevsky, il semble bien que son élève, avec les travaux sur les automates de Turing, von Neumann et Ulam, subisse un peu trop l’influence d’une nouvelle forme de physicalisme imitatif, avec les modèles de simulation de morphogenèse, au moment même où il voulait lui-même s’en dégager, tout au moins méthodologiquement, et souhaitait en extraire ses élèves 823 . Le fait que la topologie puisse être utilisée pour représenter des formes spatiales, comme la ségrégation des composants de réparations dans le noyau cellulaire, a donc quelque chose de profondément choquant pour Rashevsky :

‘« Dans la mesure où notre but est de découvrir des principes généraux et fondamentaux en biologie, nous devrions essayer de réduire tous les modèles, topologiques ou autres, aux principes généraux. » 824

Rashevsky propose donc de marginaliser et d’intégrer la méthode générale de « modélisation » topologique de Rosen dans sa propre biotopologie qu’il juge plus principielle. C’est le concept de réparation (que Rashevsky identifie à celui de reproduction) qui fait finalement le cœur de la proposition de Rosen, selon lui. Il suffit donc de définir un ensemble de propriétés Pt qui rassemblera toutes les transformations dont celles qui partent de molécules sélectionnées par les enzymes pour construire un nouvel organe ou organisme et qu’on appellera « reproduction ». La définition de la propriété Pt a l’avantage de faire disparaître la considération, trop réaliste au sens d’une réalité physico-chimique pour Rashevsky, des « entrées » et des « sorties » dans les systèmes de Rosen 825 . En ne considérant que la propriété Pt, on s’abstrait de toute représentation physico-chimique plus ou moins vague de la fonction organique de transformation, de réparation ou de reproduction, puisqu’elle ne représente plus que les « applications » ou « morphismes » (« mappings ») des sorties sur les entrées, c’est-à-dire leurs simples relations mutuelles. Rashevsky force donc le formalisme de Rosen à se mouler dans son propre formalisme relationnel et abstrait. C’est ainsi que Rashevsky « s’assimile » en quelque sorte le travail de Rosen.

Rashevsky indique ensuite très cursivement que, si l’on part de son hypothétique « organisme primordial », il sera justement doté de deux seuls composants élémentaires au sens de Rosen : M et R 826 . Pour que les hypothèses de Rosen fonctionnent dans ce cas, il faudra donc bien que la fonction de réparation de R soit aussi et en même temps une opération de reproduction de (M, R) dans son ensemble, car M ne serait pas durablement rétabli si R ne l’était pas en même temps. Par hypothèse, le primordial n’a en effet pour sous-système vivant que lui-même. Dès lors si l’on admet cette entorse à la première formalisation de Rosen (puisqu’il faut tout de même imposer que R se reproduise aussi lui-même, ce qui est d’ailleurs retomber dans la problématique, plus difficile, de von Neumann 827 ), il est en effet possible de passer ensuite de la représentation formelle du « primordial » à celles d’organismes plus complexes par l’emploi d’applications continues, au sens de la topologie des espaces à voisinages telle que Rashevsky l’a précédemment introduite 828 .

Ce faisant, Rashevsky reconnaît le caractère possiblement primordial de la propriété organique de reproduction : tout comme les autres propriétés, telle la nutrition, on pourrait en suivre la complexification dans le règne du vivant au moyen de sa biotopologie. Elle pourrait même y occuper une position centrale. Et il loue son élève de le lui avoir fait remarquer 829 . Mais Rosen n’a pas pour autant proposé un nouveau principe biologique, pour lui. En cela, selon son maître, il n’a pas considérablement étendu le savoir théorique en biologie.

Notes
819.

[Rashevsky, N., 1968], p. 243.

820.

[Rashevsky, N., 1958c].

821.

“In a recent paper, Robert Rosen applied topological considerations to the study of an organism as a whole. Those considerations have no direct relation to the principle of biological mapping. They rather represent a topological model of an organism, especially a model of the repair mechanisms which organisms possess for lost or impaired parts”, [Rashevsky, N., 1958c], p. 275. C’est nous qui soulignons.

822.

[Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, p. 390.

823.

Plus tard, Rosen soulignera la certaine indifférence voire la réticence qui caractérisa Rashevsky devant le développement des usages de l’ordinateur. Selon Rosen, si Rashevsky avait eu la possibilité de se servir d’un ordinateur, il s’en serait dispensé, au vu de ses options épistémologiques : “he would not have used computers even if they were available”, [Rosen, R., 2000], p. 121.

824.

[Rashevsky, N., 1958c], p. 276.

825.

[Rashevsky, N., 1958c], p. 277.

826.

[Rashevsky, N., 1958c], p. 277.

827.

Mais Rashevsky n’évoque pas von Neumann et ne s’attaque pas à ce problème logique.

828.

[Rashevsky, N., 1958c], pp. 279-280.

829.

[Rashevsky, N., 1958c], p. 276.