Reconnaissance tardive de la « modélisation mathématique » par la tradition de la biophysique théorique (1960)

Nous avions remarqué qu’à partir de 1954, Rashevsky s’emploie à désigner les travaux antérieurs de la biophysique comme autant de « modélisations physico-chimiques » de la réalité biologique. Jusqu’en 1960, il ne sera donc jamais question, dans ses écrits de « modélisation mathématique », proprement dite. Car au moment où, sous l’influence grandissante de son désir de trouver des grands principes biologiques (relancé par les travaux de Cohn), il met en place sa biotopologie, les mathématiques ne sont pas du tout interprétées par Rashevsky comme un médium au moyen duquel on modélise. Mais, plus fondamentalement et donc moins superficiellement selon lui, les mathématiques sont interprétées comme le seul langage dans lequel on peut produire une théorie du réel biologique qui soit précise et testable. C’est le langage même des théories. L’expression « modèle mathématique » aurait donc été un oxymore, une contradiction dans les termes. Là s’exprime un mathématisme encore non feuilleté, si l’on peut dire. Entre 1954 et 1960, la théorisation mathématique directe est effectivement fermement opposée à la conception de modèles physico-chimiques. Dans la perspective de la biologie relationnelle, ces derniers sont réputés par Rashevsky et ses collègues (dont Rosen) ne valoir que pour des cas particuliers ; ils figurent autant de réalisations plausibles mais toujours révisables des fonctions organiques réelles. On produit un modèle physique lorsque l’on veut représenter mathématiquement une fonction organique séparée afin d’en prédire l’évolution. On a alors la possibilité de rendre métrique cette représentation. Ce qui permet de donner une prédiction précise. Mais, ce faisant, on isole indûment (à la fois spatialement, temporellement et fonctionnellement) cette fonction du reste de l’organisation de l’être vivant et l’on ne dispose pas de la possibilité d’en rendre raison ni donc d’en prédire l’existence même dans l’organisme. Les modèles physiques s’occupent donc de prédire quantitativement le comportement de ce qu’ils ont auparavant représenté partiellement et par un formalisme métrique. Ils supposent connue l’existence de certaines fonctions et de certains fonctionnements. Mais ils ne sont pas capables de prédire une existence. En ce sens, ils n’expliquent pas la raison d’être des organismes ni de leurs propriétés. Au contraire, au principe de l’épimorphisme topologiquement exprimé, revient le mérite de cette explication. C’est en ce sens que cette nouvelle mathématisation est réputée représenter directement, c’est-à-dire sans le soutien d’un modèle physique, ce qui est qualitatif donc essentiel dans l’organisme.

Or, souvenons-nous que c’était au départ face à la difficulté de produire une théorie physico-chimique de la morphologie et de la morphogenèse des êtres vivants que Rashevsky avait fait, à partir de 1944, une première entorse à son réductionnisme physicaliste. Il avait introduit une sorte de niveau intermédiaire pour la mathématisation : une mathématisation directe de ces qualités génériques que l’on trouve intuitivement présentes chez tout organisme (d’où sortira le « principe de la conception optimale ») et qui serait à situer entre la mathématisation physico-chimique microscopiquement orientée et la mathématisation abstractive ou statistique qui se trouve être populationnelle et macroscopiquement orientée. Or, en 1954, ce sont ces qualités manifestes, intuitives, caractéristiques du vivant, qu’il pense devoir désormais directement saisir dans ses formulations topologiques. Ce qui était d’abord intuitif et global est bien en fait ce qui sera réputé être, à ce moment-là, le plus profond et le plus fondamental dans l’organisme, puisque le plus partagé à travers le monde organique.

C’est qu’il n’a cessé en fait de supposer l’unité, sous un ou sous quelques principes généraux, de ce monde organique. Et c’est bien le sens final qu’il donne à l’expression qui lui est chère « The organism as a whole ». Or, le principiel, une fois mis en avant et directement mathématisé, ne pourra plus passer que pour du théorique et non pas pour un modèle parmi d’autres. Voilà, selon nous, la raison précise pour laquelle cette mathématisation directe de l’organique est encore bien loin d’être simplement conçue comme une forme nouvelle de modélisation par la tradition biophysique d’avant 1960. Selon Rashevsky, c’est une théorisation, c’est même la théorisation par excellence du biologique en tant que tel.

Le passage à la reconnaissance définitive de l’existence d’une « modélisation mathématique » par l’école de biophysique de Rashevsky ne se fera donc qu’un peu plus tard, à partir de 1958, en particulier face aux premiers travaux (brillants par leur force théorique mais aux succès bien relatifs) de Robert Rosen. Pour que cette expression ne soit plus un oxymore, il a en effet fallu quelques déplacements supplémentaires décisifs. C’est bien à la suite de l’onde de choc qu’a fait subir à Rashevsky et à son entourage la publication des travaux de Rosen que l’expression de « modèle topologique » est entrée en usage. Autrement dit, avec Rosen, Rashevsky découvre que le langage de la théorie par excellence, les mathématiques, peut être utilisé à d’autres fins qu’à la théorie. À sa grande surprise, Rashevsky découvre que les mathématiques sont feuilletées. Elles peuvent en l’occurrence ne pas se réduire au seul énoncé théorique des principes biologiques généraux. Au contraire, une axiomatique mathématique, même très abstraite, peut être mise au service d’une représentation mimétique structurelle sans qu’il y ait pour autant la médiation d’un substrat physique. Avec le « modèle topologique » de l’organisme, Rashevsky rencontre donc son premier « modèle mathématique » au sens strict. Mais c’est la publication de Rosen sur la théorie des catégories qui va achever ce processus de reconnaissance des modèles mathématiques, cette fois-ci dans leur diversité, par l’école biophysique de Rashevsky. Car, en ne faisant de l’approche par automate ou par graphes topologiques que des approches mathématiques parmi d’autres et pouvant toujours être subsumées sous une théorie mathématique plus abstraite, Rosen démontre à Rashevsky et à ses collègues biophysiciens qu’à l’intérieur même des mathématiques, on peut considérer qu’il y a des théories mathématiques plus abstraites que d’autres. Alors même que sa contribution pour le savoir théorique proprement dit de la biologie est maigre (sans même parler de son apport pour la science opérationnelle…), Rosen, en mettant en perspective et en « concrétisant » l’approche topologique de Rashevsky comme les diverses mathématisations directes (venant de la technologie des circuits, de la cybernétique ou de la théorie générale des automates) qui lui sont contemporaines, rend définitivement pensable la méthode des « modèles mathématiques » en biologie théorique, même pour la déjà vieille école de biophysique théorique. Sa « théorie de la représentation », en échouant à évincer les autres, en montre en revanche l’irréductible diversité comme la contingence. Les modèles mathématiques sont alors conçus comme des représentations mathématiques partageant ces dernières caractéristiques (diversité et contingence) avec les modèles physico-chimiques. Une représentation mathématique devient un « modèle mathématique » lorsque quelque chose de concret et de non totalement généralisable théoriquement peut y être perçu.

Rosen a finalement mis au jour et devant Rashevsky le fait que la gradation concret-abstrait se poursuit encore et continûment dans les mathématiques mêmes et que le rêve d’une mathématisation directe qui soit directement en prise avec l’essence des choses biologiques était peut-être une chimère. C’est la raison pour laquelle sa théorie des représentations se muera finalement en une théorie des analogies et de la modélisation mathématique 882 .

Notes
882.

Voir [Rosen, R., 1968a], p. 481, où Rosen expose “the theory of modelling of physical systems”. L’objet de cet article est d’extraire la notion d’analogie de son habituelle compréhension en termes de correspondances physiques bi-univoques entre deux systèmes : il existe bien d’autres types d’analogies, soutient Rosen. Et c’est le passage par les mathématiques (par des diagrammes algébriques de commutation entre diverses représentations d’un système dynamique) qui lui permet de le montrer (ibid., pp. 482-485). Ainsi « tout système peut être rendu analogue à un sous-système de n’importe quel autre système », ibid., p. 481 (“Any system may be analogized as a subsystem of any other”).