Une autre preuve de l’érosion de la résistance : la nature transitoire des modèles mathématiques

Pourtant, Rashevsky ne suivra pas son élève tout à fait jusque là 883 . À partir de 1960, il accepte bien de parler de « modèle mathématique ». Et cela est nouveau. Mais il lui voit toujours peu ou prou un fondement physico-chimique. Le « modèle mathématique », ce n’est finalement pour lui que l’aspect mathématique d’un modèle physico-chimique ou d’une formalisation mathématique directe qui s’est avérée encore non principielle, donc non théorique. Dès lors, ce qui le préoccupe, dans sa dernière édition de Mathematical Biophysics (1960), c’est que l’on ne dispose pas, pour l’heure, de théorie mathématique unitaire qui traiterait les « activités intégrées » 884 de l’organisme conçu comme un tout alors qu’il s’agit peut-être de « la manifestation la plus essentielle de la vie » 885 . Parce qu’ils ne prennent pas en compte cette intégration des fonctions organiques, les « modèles mathématiques », pour Rashevsky, restent toujours plus ou moins fondés sur des principes physiques alors qu’il faudrait des principes biologiques authentiques (qui resteraient certes en droit réductibles aux principes physiques). À ce titre, les « modèles mathématiques » actuels de la biologie (qui sont donc encore des modèles « physico-mathématiques » pour lui, mais rendus plus labiles par la contingence entre-temps reconnue des formalisations mathématiques) possèdent essentiellement une « nature transitoire » 886 . Selon Rashevsky, les « modèles mathématiques » sont des interprétations passagères et partielles des principes théoriques, généraux et encore très hypothétiques que recherche la biologie théorique. C’est la raison pour laquelle ces modèles ne peuvent s’appuyer le plus souvent que sur les principes qui sont véritablement reconnus, à l’heure où il parle : ceux de la physique. Ce n’est donc finalement que pour une raison accidentelle (et selon lui appelée à disparaître) que les modèles mathématiques de la biologie restent en même temps des modèles physico-mathématiques. Car, de son point de vue, la physique dispose déjà de ses propres principes, notamment avec les principes de Newton (relation fondamentale de la dynamique) ou avec la théorie de la Relativité Générale d’Einstein 887 . C’est pour cela qu’elle est mathématiquement théorisée. On y voit différents modèles se succéder, mais les principes, eux, demeurent.

Tel est finalement le modèle des modèles auquel se tiendra Rashevsky pendant toutes ces années 1960 : les « modèles mathématiques » de la biologie seront de véritables modèles biologico-mathématiques (et non plus « physico-mathématiques ») le jour où une théorie biologique nous fournira de véritables principes mathématiques de la biologie, stables et universels comme ceux de la physique. Alors la dispersion des modèles sera peut-être enfin contenue. Dans le même temps donc, la biophysique de l’ontogenèse, en se muant en une biotopologie et en une biologie relationnelle, aura développé des trésors de stratégies spéculatives pour marginaliser, en se les assimilant, les modèles à ordinateurs, ou automates, comme les modèles sur ordinateur. Les auteurs dont nous avons parlé ici ont trouvé leur planche de salut en puisant dans des ressources mathématiques nouvelles mais pour asseoir un point de vue ancien et pour le défendre dans un horizon quasi exclusivement spéculatif. Cependant, ils n’ont pas été les seuls à vouloir résister à la dispersion à quoi semble mèner irrévocablement la modélisation du vivant et des formes.

Notes
883.

Voici un témoignage de Rosen au sujet de la biologie relationnelle de Rashevsky qui confirme notre analyse : “I do not think that Rashevsky was fully aware of how radical his approach actually was. I do not think he was aware that he was doing new physics, or that his relational ideas are literally living violations of the constraints underlying the Newtonian simplifications [sur la mécanisation du monde et de ses représentations] I addressed previously”, [Rosen, R., 2000], pp. 260-261.

884.

integrated activities”, [Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, p. 306. C’est l’auteur qui souligne.

885.

“the most essential manifestation of life”, [Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, p. 306.

886.

“a transient nature”, [Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, p. 307.

887.

[Rashevsky, N., 1960a], Tome 2, pp. 307-308.