Arbres fluviaux et arbres botaniques

Le premier événement qui incita certains biologistes de la forme à faire retour vers une explication physicaliste du phénomène de ramification eut son origine dans un domaine qui n’avait pas encore été considérablement travaillé de manière quantitative avant 1945. Il s’agissait de la géomorphologie fluviale. Au début des années 1970, en effet, la morphologie quantitative et causale vit encore sous la coupe d’une proposition spectaculaire qui avait vu la jonction entre des études d’hydrologie quantitative et les travaux biophysiques de Murray (1927) et de Cohn (1954) sur la ramification du système vasculaire. C’est cette approche qui va inciter de nouveau certains biophysiciens à une approche physicaliste pour le traitement formel des processus de ramification, cela par le biais d’une problématique d’optimisation hydraulique et énergétique des phénomènes de ramification en général 888 .

Cette proposition est le fait d’un ingénieur en hydraulique, rattaché aux laboratoires de l’Université Cornell et du nom de Robert Elmer Horton (1875-1945). Pendant les nombreuses années qui ont précédé sa publication posthume de 1945, Horton avait travaillé à rendre quantitatives toutes les observations faites sur les écoulements fluviaux du sol américain, cela de manière à les synthétiser commodément. Il se concentrait sur le dimensionnement des réseaux fluviaux, notamment en vue de discerner les causes de l’érosion aqueuse. En tenant compte du nombre de branches à chaque ordre de ramification comme de la longueur moyenne de ces branches, Horton avait trouvé que, statistiquement, et pour un réseau hydrologique précis (donc pour un « arbre » fluvial précis), il existe une relation moyenne constante entre le nombre de branches qui se situent à un ordre de ramification donné et le nombre de branches se situant à l’ordre suivant, toutes branches confondues. Ce nombre est d’environ 3,5. C’est ce qu’il appela le « ratio de bifurcation ou de ramification ». De même, il trouva un « ratio de longueur » également assez constant et égal environ à 2,3. C’est-à-dire que la longueur moyenne d’une branche fluviale est 2,3 fois plus grande que la longueur moyenne d’un de ses rameaux 889 . Dans une perspective biométrique, Horton « déconstruisait » donc l’arbre en quelque sorte pour en classer, en décompter et en mesurer les branches, ordre de ramification par ordre de ramification.

Par la suite, ses travaux avaient été présentés par le géophysicien A. N. Strahler d’une façon plus simple et plus utilisable, ce qui les rendait potentiellement applicables en dehors du domaine de l’hydrologie. À partir de 1953, Strahler affectait ainsi des numéros aux ordres de ramification en partant des branches terminales de l’arbre. Cette formalisation numérique pouvait valoir pour tout type d’arbre, de quelque nature qu’il soit (botanique, fluviale, mathématique ou de décision) et elle permettait de tester simplement si ce qu’on appelait alors la « loi de Horton » s’appliquait également aux arbres non fluviaux dans les autres domaines empiriques considérés 890 .

En fait, cette relation née dans l’hydrologie était bien phénoménologique au départ, puisque fondée sur des moyennes statistiques ; et elle ne commença à recevoir des ébauches d’explication de type thermodynamique de la part des géophysiciens qu’à partir du début des années 1960. C’est d’ailleurs à la suite de ces premiers essais d’explications physiques de la loi de Horton, au moyen d’une approche de type optimisation de structure via des considérations physiques, que, quelques vingt années après le travail posthume de Horton, le physicien et géomorphologiste américain Luna B. Leopold, alors Chef Hydrologiste au United States Geological Survey (USGS 891 ), revient sur cette relation et suggère de la tester sur des arbres botaniques. Auparavant, dans des travaux de 1962 et 1964, Leopold avait lui-même proposé une explication de la « loi de Horton » en hydrologie en termes de thermodynamique des systèmes ouverts. En 1971, dans un article du Journal of Theoretical Biology sur l’efficacité des structures de ramification, où il rappelle d’abord l’esprit de ses premiers travaux de géophysicien, Leopold s’exprime ainsi:

‘« La rivière comme un tout peut être visualisée comme un système ouvert en état stationnaire. On a trouvé que la condition de quasi-équilibre ou de stationnarité est susceptible d’être analysée en considérant que sa distribution d’énergie est analogue à l’entropie thermodynamique. L’état stationnaire dans le système représente un équilibre entre deux tendances opposées, dont l’une est la tendance à la minimisation de la dépense en puissance dans le système total et l’autre est la tendance à l’égalisation de la distribution de la puissance à travers le système. » 892

Chez Leopold, le transfert de l’explication thermodynamique de la physique de la chaleur à l’hydrologie est donc déjà lui-même fondé sur une analogie reconnue comme telle. C’est parce que les énergies de drainage des rivières sont assimilables à des distributions d’énergie dans un système thermodynamique théorique, que l’analogie semble valoir dans ce cas. Vient alors la seconde analogie, celle qui, selon lui, suggère le passage de cette même explication thermodynamique à la ramification des arbres botaniques :

‘« Par analogie, il semble possible que la structure de ramification des arbres et autres formes biologiques soient gouvernées par des tendances opposées qui soient analogues à la dépense minimale en énergie et à l’utilisation uniforme de l’énergie. Dans le cas des arbres, il pourrait être supposé que la première tendance implique la minimisation de la longueur totale de toutes les branches et de toutes les tiges. L’uniformité de l’utilisation de l’énergie pourrait concerner le fait de fournir une surface photosynthétique qui tendrait, selon certaines contraintes, à obtenir l’usage le plus efficace de la lumière du soleil. » 893

Un arbre ressemble donc à une rivière en ce qu’il est une structure spatiale qui alimente de façon distribuée et optimale une certaine surface, ou bien qui en est alimenté, si l’on considère la diffusion des produits de la photosynthèse des feuilles au reste de l’arbre 894 . Dans ces conditions, les feuilles sont considérées comme les analogues des zones de bassin des réseaux fluviaux. De même que le réseau fluvial semble optimiser la distribution surfacique en fonction de ses contraintes physiques, de même l’arbre botanique semble optimiser son alimentation en énergie solaire et en produits de synthèse.

Afin de vérifier si l’on obtient un « ratio de bifurcation » et un « ratio de longueur » constants sur un arbre botanique comme c’est le cas pour un arbre fluvial, Leopold se livre alors lui-même à quelques mesures statistiques sur un sapin 895 . Pour ce type d’arbres, il obtient bien des ratios constants, respectivement de 4,8 et de 2,7 (donc différents de ceux des arbres fluviaux, notons-le). Il semble ainsi que la « loi de Horton » s’applique également dans le domaine de la morphologie végétale. Mais Leopold recule devant toute analyse de variance systématique car l’analyse biométrique des arbres botaniques n’est pas son métier ; et il n’a ni les moyens ni le désir de la conduire. Son objectif est seulement d’attirer l’attention des biométriciens sur la possible mise en évidence par la statistique de l’existence de telles autres « lois de Horton » pour les arbres botaniques 896 .

La deuxième partie du travail de Leopold consiste à tâcher de fonder en quelque sorte cette approche thermodynamique à prétention interdisciplinaire sur une technique apparentée à la physique statistique et qu’il a auparavant concrètement mise en œuvre, dans son propre domaine, pour la construction de réseaux artificiels de drainage optimaux. Son but est théorique : expliquer l’émergence assez générale de cette loi. Dans son contexte d’ingénierie hydrologique, Leopold était parti du principe que, la structure moyenne des arbres fluviaux était en fait le résultat d’un très grand nombre de facteurs concurrents. La compréhension de ce phénomène devait se fonder sur une approche plutôt stochastique que déterministe. Si on voulait imiter la faculté qu’a la nature de constituer des réseaux arborescents passablement optimaux, il devait donc être plus sage de recourir à des modèles stochastiques de ramification du type de ceux que la physique met en œuvre depuis le début du siècle avec les processus à « marche aléatoire » 897 . Le terrain hydrologique avait lui-même semblé donner raison à cette interprétation statistique de la « loi de Horton » en hydrologie. Mais comme les arbres botaniques se déploient en trois dimensions, il n’est pas a priori certain que cet autre transfert analogique, au niveau statistique cette fois-ci, vaille pour ceux-là alors que l’explication à l’échelle thermodynamique avait semblé, en revanche, déjà valoir pour eux, ainsi que nous l’avons vu précédemment pour le sapin. Cependant, comme il lui faut réellement construire des modèles stochastiques d’arbres botaniques pour tester cette transférabilité de l’interprétation statistique, Leopold n’est pas en position de fabriquer des arbres botaniques artificiels, alors qu’il lui a été en revanche possible de faire des réseaux fluviaux artificiels sur le terrain. Avec la tridimensionnalité de l’arborescence, c’est donc là une autre différence majeure entre les modèles en hydrologie et les modèles en morphologie biologique qui se manifeste : il n’est pas possible de fabriquer physiquement des arbres botaniques si l’on veut tester la pertinence de telle ou telle règle stochastique. Il reste certes la possibilité de recourir à des graphes stylisés, tracés au crayon sur du papier. Mais comme c’est le détail qui doit compter pour la mise en œuvre de ce genre de modèles (car on veut justement faire des statistiques sur les résultats de détail afin de voir s’ils se compensent globalement et convergent vers une forme obéissant globalement à la « loi de Horton »), Leopold avoue qu’il lui serait impossible de rendre clairs et lisibles de tels diagrammes dessinés d’une manière aussi complexe.

Comme il ne semble pas connaître ou maîtriser les usages de l’ordinateur, il utilise alors un jeu de bricolage, en fait un jeu de meccano pour enfants (« Tinker – Toy » 898 ), et un jeu de cartes pour construire physiquement ses modèles stochastiques de ramification botanique et pour simuler le tirage de nombres aléatoires. Ses modèles stochastiques sont donc physiques. Pour faire apparaître l’aléa, il tire des cartes au hasard dans le jeu. Il choisit des règles de ramification tout à fait arbitraires 899  : une chance sur deux de ramifier après chaque pousse (en fonction de la couleur de la carte tirée : rouge ou noir), une chance sur deux de faire une longue ou une courte tige (idem), et des chances également équiprobables de ramifier selon un certain angle inférieur à 90° par rapport à la verticale (en fonction de la valeur de la carte tirée). Il réitère ainsi un grand nombre de fois la construction artificielle d’un tel arbre modèle et procède ensuite à l’analyse de Horton sur ces nombreux résultats, comme s’il s’agissait d’arbres réels : il trouve que ces arbres botaniques artificiels et modélisés de façon stochastique convergent en moyenne très vite vers la loi de Horton avec un « ratio de ramification » de 3,8 et un « ratio de longueur » de 2,6 900 . Même dans le cas des trois dimensions, ce résultat de convergence semble donc valable et il est de plus indépendant du substrat, qu’il soit organique ou non.

Leopold montre donc que la relation logarithmique de Horton est bien liée à un optimum de probabilité dans le cadre d’un processus stochastique quel qu’il soit, même très artificiel, ce qui justifie cette fois-ci plus formellement encore son interprétation thermodynamique transversale entre hydrologie et biologie 901 dès lors qu’elle semble constructible à partir d’une interprétation statistique. Leopold en a cependant conscience 902  : il ne s’agit pas d’une preuve théorique formelle car il se pourrait très bien que les autres contraintes biologiques intervenant dans les arbres botaniques réels ne se compensent pas toujours (à la différence du cas apparemment favorable du sapin) de manière à laisser systématiquement réapparaître au niveau global une loi de type Horton. L’approche thermodynamique se présente donc davantage comme un postulat théorique que l’on peut inférer à partir de certaines données et qui n’a de portée prédictive qu’à un niveau assez global. Pour les arbres botaniques, elle reste donc phénoménologique, même si la possibilité d’une explication statistique et thermodynamique grossière est rendue concevable par son travail empirique et de simulation physique sur les modèles en meccano.

Une telle suggestion appelle alors une réponse de la part de biologistes ou de botanistes. On doit pour cela faire des expériences plus systématiques sur les arbres botaniques afin de voir si cette hypothèse d’une optimisation thermodynamique se confirme plus généralement. Ce sera chose faite en 1973. Et la réponse sera très mitigée. Nous reviendrons sur sa nature dans un prochaine partie où nous exposerons en temps utile les raisons qui feront douter de ce genre d’approche physicaliste unificatrice : ces raisons sont précisément celles sur lesquelles se fonderont les premiers véritables botanistes à user de simulations sur ordinateur.

Notes
888.

Voir [Barker, S. B., Cumming, G. et Horsfield, K., 1973], p. 33.

889.

Voir [Leopold, L. B., 1971], pp. 341-342.

890.

Nous reviendrons plus bas sur l’impact des nombres de Strahler en informatique théorique.

891.

Institution dépendant du U.S. Department of the Interior, Département de l’Intérieur des Etats-Unis.

892.

“The river as a whole can be visualized as an open system in steady state. The quasi-equilibrium or steady-state condition has been found susceptible of analysis by considering its energy distribution analogous to thermodynamic entropy. The steady state in the river represents a balance between the opposing tendencies for minimum power expenditure in the whole system and equality of the distribution of power throughout the system”, [Leopold, L. B., 1971], p. 345.

893.

“By analogy, it seems possible that the branching patterns of trees and of other biologic forms are governed by opposing tendencies which are analogous to minimum energy expenditure and uniform energy utilization. In the case of trees it might be supposed that the former involves minimizing the total length of all branches and stems. The uniformity of energy utilization might concern providing a photosynthetic surface which tends, under certain constraints, to obtain the most efficient use of sunlight”, [Leopold, L. B., 1971], p. 345.

894.

“The stem system of a plant forms a structural support serving to expose photosynthetic organs to sunlight and at the same time to provide the routes for removing photosynthetic products from them”, [Leopold, L. B., 1971], p. 339.

895.

Voir [Leopold, L. B., 1971], pp. 342-345. Sa technique se présente comme plutôt artisanale : il choisit des arbres et des ordres de ramification en fonction de leur accessibilité par un escabeau. Et il fait ensuite des estimations au juger pour les ordres les moins accessibles de cette manière…

896.

[Leopold, L. B., 1971], p. 345.

897.

[Leopold, L. B., 1971], p. 348.

898.

[Leopold, L. B., 1971], p. 348.

899.

Il ne les cale donc pas sur une connaissance botanique précise. Mais cela n’a justement pas d’incidence à cause de la généralité du résultat qu’il veut indiquer.

900.

Ce qui ne rejoint pas, on pouvait s’en douter, les valeurs particulières mesurées statistiquement sur le sapin, par exemple. Mais là n’est pas l’objectif de Leopold : il lui suffit de montrer que ces nombres, résultats d’une convergence statistique, existent.

901.

[Leopold, L. B., 1971], p. 351. L’entropie d’un système est maximale quand les probabilités des états alternatifs sont égales, rappelle Leopold. Elle s’exprime alors comme le logarithme de la probabilité de cet état stable.

902.

[Leopold, L. B., 1971], p. 353.