« Entropie généralisée » et phyllotaxie

À partir des années 1960, il est une autre voie que continuent à suivre certains biophysiciens en matière de forme. C’est celle de la phyllotaxie théorique. Nous avions vu que la botanique française, et plus généralement, la biologie française, n’a pas été très favorable au développement sur son sol d’une biologie théorique mathématisée, au contraire. Cependant, une première naissance de la biologie théorique française peut être attribuée à un groupe de physiciens et de médecins qui se sont associés au travail de recherche théorique assez marginal du médecin Francis Collot (né en 1924) 903 . Il se trouve que c’est partiellement dans ce contexte que certaines idées nouvelles, en rejoignant ensuite certains travaux effectués aux Etats-Unis et au Canada, vont renforcer l’étude de la phyllotaxie d’un point de vue physicaliste.

En tant que chirurgien, Collot s’était en effet spécifiquement intéressé à l’ostéogenèse. À côté de sa pratique médicale, dès les années 1950, il avait recherché quels étaient les modèles de croissance que proposaient les physiciens et biophysiciens en ce domaine. Et il avait pour cela plus particulièrement travaillé l’ouvrage publié en français en 1937 par le mathématicien V. A. Kostitzin, Biologie mathématique. À cette date, Kostitzin était professeur à la Faculté des Sciences de Moscou et directeur de l’Institut de Géophysique de Moscou 904 . Poursuivant une approche voisine de celles de Lotka et Volterra, Kostitzin partait des problèmes populationnels désormais classiques et il poursuivait ses propositions théoriques par quelques considérations sur la forme des êtres vivants. Même si son propos restait très prudent et pragmatique, il ne cachait pourtant pas son ambition de rechercher une certaine unité à tous les problèmes biologiques via leur formalisation mathématique 905 . De manière assez inédite cependant par rapport à Lotka et Volterrra, il mettait l’accent sur le « fond empirique » des mathématiques de manière à tempérer l’idée courante qui veut que l’on ferait toujours violence au vivant en le mathématisant 906 . Mathématiser, revenait simplement pour lui à « brûler les étapes » d’un raisonnement qui, sinon, pourrait être fait en langage naturel. C’est seulement en cela que les mathématiques simplifient et peuvent ensuite induire en erreur : on ne peut vérifier à chaque étape la conformité entre la formalisation et l’expérience, ce que fait en revanche le naturaliste.

Moyennant ces mises en garde destinées à autoriser une mathématisation lucide et réaliste, Kostitzin affirmait que les mathématiques, étant entrées en biologie par la voie de la statistique, devaient désormais passer au « stade analytique » auquel il rattachait les travaux pionniers de Lotka et Volterra : c’est le seul moyen de « remonter à la causalité des phénomènes et d’en déduire toutes les conséquences logiques » 907 . Et il précisait :

‘« Dans ce stade, des hypothèses même inexactes sur la nature intime des phénomènes sont souvent plus utiles que les lois empiriques calculées lege artis avec tous les accessoires nécessaires. » 908

En ce qui concerne la forme des êtres vivants, Kostitzin se rattachait au principe, adopté notamment par Lotka, selon lequel cette forme obéit à un « principe de minimisation de dépense d’énergie », que ce soit pour l’entretien ou pour le mouvement. La rupture d’équilibre qui mène à la division cellulaire lui semblait contredire ce principe. Mais il renvoyait pour cela aux explications que Poincaré avait données pour le phénomène, similaire à ses yeux, de la création de systèmes de type Terre-Lune à partir d’une figure qui devait pourtant être préalablement en équilibre 909 .

Devant ces suggestions plutôt vagues, Collot ne trouve pas de quoi réellement préciser la forme mathématique de ses modèles d’ostéogenèse même si l’épistémologie de Kostitzin lui agrée. Mais, entre-temps, en 1959, paraît La science et la théorie de l’information du physicien Léon Brillouin. À la fin de l’ouvrage, dans un bref passage, Brillouin suggérait que l’on puisse transposer son idée d’information contenue dans un « plan de montage » d’une machine d’ingénieur aux organismes vivants 910 . À partir de cette suggestion, Collot élabore progressivement ses notions de « complexité d’une structure » (1969) puis d’« entropie généralisée » (1973). Pour faire connaître ce travail sur la formalisation théorique des structures vivantes et pour tâcher de fédérer les recherches en ce domaine, dès 1962, il crée à Paris sa propre Revue de Bio-mathématiques. Par la suite, elle paraîtra toujours à compte d’auteur 911 .

Dans sa perspective, Collot propose de considérer un être vivant comme une structure, squelettique en quelque sorte, dans laquelle des « sites » sont reliés par des arêtes ou « liaisons » 912 . Soit un nombre donné de sites et de liaisons, donc un graphe, la « complexité » est définie comme le « nombre de cas de figure ou aspects distincts possibles d’une telle ‘structure’ » 913 . Collot rejoint ainsi explicitement la notion de « configuration » proposée par Boltzmann dans sa théorie des gaz. Il peut alors tout naturellement définir une « entropie généralisée » à partir d’une telle définition de la complexité : cette complexité est en effet le nombre d’états virtuels possibles d’une structure donnée. L’entropie généralisée est définie proportionnelle au logarithme de l’inverse de cette complexité. Plus la complexité est grande, plus l’entropie généralisée est faible. Collot fait avec cela l’hypothèse forte que cette « complexité d’une structure » est une « bonne mesure de sa fonctionnalité » du point de vue biologique comme technologique (s’il s’agit par exemple d’un plan de montage ou d’un schéma directeur autoroutier…) 914 . C’est pourquoi, pour lui, et dans le sillage des idées de Teilhard de Chardin, il faut affirmer que « la complexification croissante des structures vivantes s’accompagne d’une diminution d’entropie » et non de son augmentation 915 . L’intérêt par rapport aux propositions de Henri Atlan qui suivront et qui seront aussi inspirées de la « théorie de l’information », est que la structure spatiale de l’organisme vivant est formalisée 916 .

Avec Francis Collot, on a donc affaire à quelqu’un qui, hors institution et hors laboratoire, propose une théorie physicaliste générale de la morphogenèse voire de la phylogenèse. Ses articles sont peu lus et peu diffusés. Il s’entoure certes de quelques amis fidèles, pour l’essentiel mathématiciens et physiciens. Il se charge souvent d’envoyer ses articles lui-même aux auteurs qu’il lit dans les grandes revues. C’est donc un type de personnalité qui, par son parcours et par bien des traits, rappelle les destins des physiciens et médecins comme Emile Pinel (1906-1985) 917 ou Pierre Vendryès (1908-1989) 918 aux mêmes époques. Enfin, et par contraste, il rappelle aussi le destin du physico-chimiste Pierre Delattre sur lequel nous reviendrons. Ce dernier a en effet été de ceux qui ont plus tard présidé à la naissance, officielle et institutionnelle celle-là, de la biologie théorique en France.

Toutefois, l’approche de Collot commence à recevoir quelques échos au début des années 1970, notamment lors du premier colloque sur l’entropie organisé en 1971, à Royaumont, à l’occasion du 4ème Congrès International de Biologie Mathématique. Son « principe de minimisation de l’entropie » est rapproché du « principe de configuration optimale » de Rashevsky par un jeune québécois, né en 1940, Roger V. Jean, qui fait alors son doctorat de troisième cycle en mathématiques à Paris. Il soutiendra son doctorat d’Etat en mathématiques à l’Université Pierre et Marie Curie – Paris VI, en 1984. À son retour définitif au Québec, et après différents postes d’enseignement, il deviendra Professeur de mathématiques à l’Université de Québec à Rimouski (UQAR).

Roger Jean se caractérise par le fait qu’il étudie systématiquement toute la littérature sur la phyllotaxie comme ses livres en témoignent 919 . Il s’informe même assez précisément sur l’histoire de toutes les approches physiologiques et physico-chimiques de la phyllotaxie. Convaincu par les dernières idées de Rashevsky, fasciné par les travaux nombreux sur la présence des suites de Fibonacci dans la nature, il a pour ambition de construire une théorie unitaire de ce phénomène particulier qu’est la phyllotaxie. Dès ses premiers travaux, il essaie d’employer aussi de son côté la notion d’entropie. C’est à l’occasion de recherches bibliographiques poussées qu’il a notamment connaissance du travail de Collot.

C’est en 1974 que Jean choisira son sujet de thèse de troisième cycle : « Matrices de croissance et entropie en phyllotaxie » (1977). Dans ce travail, il reprend à Rashevsky et Rosen l’idée d’une « biologie relationnelle » comme celle de « configuration optimale ». Mais les relations dont il parle ne seront plus de nature purement topologique puisque, comme Collot, il plonge ces structures de relations dans un espace probabilisable de manière à pouvoir définir une « bio-entropie » de croissance 920 . Ce qui a pour effet de re-concrétiser la biologie relationnelle et de l’asseoir sur une notion venant originellement de la physique, même si elle est entre-temps devenue très floue et à prétention interdisciplinaire. Jean se dit pourtant convaincu que Collot, au cours du colloque de Royaumont, a réussi à réconcilier physiciens, informaticiens, mathématiciens et biologistes autour de son « entropie généralisée ». Il s’en inspire donc pour son propre modèle. En 1978, Jean crée le terme de « phytomathématique » pour définir « l’approche mathématique du phénomène végétal » 921 .

Par la suite, prenant ses distances avec sa première approche, Jean va donner un poids plus grand au mécanisme 922 . Rapidement, en effet, il est impressionné par les travaux tardifs du célèbre mathématicien et pédagogue marxiste américain Irving Adler qui sont publiés dans le Journal of Theoretical Biology à partir de 1974. Adler (né en 1913) vit alors à North Bennington, dans le Vermont. Et Jean peut aller le visiter aisément après son retour au Québec. Adler propose une théorie dite de la « pression de contact » pour expliquer la phyllotaxie. Les « contacts » d’une jeune feuille sont les feuilles déjà existantes contre lesquelles cette feuille est comprimée. Selon Adler, il faut considérer que « la pression de la croissance tend à maximiser la distance minimale entre les centres des feuilles » 923 . Il propose ainsi un « principe Maximin » 924 . Des relations de récurrence arithmétique peuvent ensuite être écrites à partir de ce principe qui ne vaut pourtant que pour une certaine catégorie de plantes à feuilles.

En poursuivant plutôt sur la lancée donc plus nettement physicaliste d’Adler, Jean modifie quelque peu sa formalisation initiale et il l’appellera « modèle systémique » en 1980 925 . Ce modèle permet de calculer de manière purement algébrique les types de spirales foliaires susceptibles d’exister. Jean ne recourt donc pas spécialement à l’ordinateur même s’il cite certains cas de simulations inspirés des approches dont nous avons parlé. Il conserve en ce sens une approche assez spéculative. Au sujet de la phyllotaxie proprement dite, sa conviction peut être résumée par ces propos : « la phyllotaxie est un phénomène épigénétique, holiste, systémique ; elle opère au-dessus de la chimie et de la physique » 926 . Jean ne se livre à aucune série d’expériences systématiques pour contrôler son modèle. Il se satisfait simplement de le voir « prédire les fréquences relatives d’apparition des différents arrangements » 927 . Cela lui suffit pour s’assurer qu’une bonne voie s’ouvre par là 928 .

Notes
903.

Voir notre entretien [Collot, F. et Varenne, F., 2004].

904.

Kostitzin avait été encouragé à cette publication par Prenant et Teissier avec lesquels il entretenait des rapports étroits.

905.

[Kostitzin, V. A., 1937], p. 11.

906.

[Kostitzin, V. A., 1937], p. 12.

907.

[Kostitzin, V. A., 1937], p. 13.

908.

[Kostitzin, V. A., 1937], p. 13. Plus loin (p. 14), il donne un exemple fictif : « Descartes statisticien ne découvrirait jamais la loi de réfraction ». Et il commente à la même page : « Cet exemple n’est pas du tout destiné à abaisser la méthode statistique, mais simplement à lui ôter ce caractère de passe-partout universel qu’on lui attribue souvent ».

909.

[Kostitzin, V. A., 1937], pp. 198-199.

910.

[Brillouin, L., 1959, 1988], p. 280.

911.

En 2002, Collot publiait encore régulièrement sa revue.

912.

Voir [Collot, F., 1991], pp. 291-293, [Collot, F., 1992], pp. 77-79 et [Collot, F., 1995], p. 197.

913.

[Collot, F., 1995], p. 197.

914.

[Collot, F., 1995], p. 197.

915.

[Jean, R. V., 1978], p. 147. En 1978, le mathématicien Jean rappelle que, depuis quelques décennies, il devient pensable que les êtres vivants violent le second principe de la thermodynamique (d’augmentation de l’entropie) à partir du moment où l’on précise que ce sont des systèmes ouverts. Il s’appuie pour cela sur les travaux de Prigogine et de la thermodynamique des états dissipatifs (ibid., p. 146). Mais en fait, avant qu’il connaisse les travaux sérieux et poussés de Prigogine et de son école, Collot avait de toute façon été convaincu par Teilhard de Chardin et son livre influent et populaire en France : Le phénomène humain (1955).

916.

Nous ne parlerons pas davantage ici du travail d’Atlan (L’organisation biologique et la théorie de l’information, 1972) puisqu’il n’a pas servi à clarifier les problèmes de formalisation de la forme et il n’en avait d’ailleurs pas l’intention. L’organisation biologique y est conçue en termes purement informationnels voire communicationnels, cognitifs et linguistiques.

917.

Voir son auto-biographie intellectuelle in [Pinel, E., 1981], pp. 14-15. Collot publiera plusieurs fois Pinel dans sa revue. Après l’avoir pratiquée, Pinel se prononça contre la statistique en médecine et pour une physique des champs unitaires appliquée au vivant.

918.

Voir le ton nettement bergsonien de [Vendryès, P., 1942], pp. 342-344. Le médecin et biophysicien (au sens de la médecine : par exemple, il contribua à instrumenter les sportifs de manière à suivre leur rythme cardiaque à distance) Vendryès se présente en faveur de la prise en compte de la probabilité objective dans le vivant et pour une mise en avant de la généralité des phénomènes aléatoires. L’idée est de répondre à Bergson que la physiologie nous dévoile un hasard créateur. Ainsi on évite le vitalisme de l’« élan vital », et on peut rester tout de même un chantre de la vie créatrice.

919.

Voir les bibliographies consistantes et quasi-exhaustives de [Jean, R. V., 1978], [Jean, R. V., 1983], [Jean, R. V., 1987] et [Jean, R. V., 1994, 1995].

920.

[Jean, R. V., 1978], p. 216.

921.

C’est le titre de [Jean, R. V., 1978].

922.

Adler et Jean donneront une histoire personnelle des modèles de phyllotaxie dans [Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997].

923.

[Jean, R. J., 1983], p. 159.

924.

[Jean, R. J., 1983], p. 161.

925.

Voir [Jean, R. V., 1983], pp. 203-205.

926.

[Jean, R. V., 1983], p. 230.

927.

[Jean, R. V., 1983], p. 243.

928.

« Par le seul fait qu’elle permet l’utilisation du Principe de configuration optimale, nous croyons que notre approche a une justification et une fin en soi », [Jean, R. V., 1978], p. 223.