Reconnaissance de la dispersion des « modèles »

Par la suite, en 1994, Roger Jean présentera encore une autre version de son même modèle systémique 929 , mais en insistant cette fois-ci sur le fait que le principe de « production minimale d’entropie » est à considérer comme un cas particulier du « principe de configuration optimale » de Rashevsky 930 . Cette dernière précision est précieuse pour nous. Elle indique combien la biologie théorique d’après-guerre, en l’espèce l’étude théorique de cette partie de la morphogenèse qu’est la phyllotaxie, excelle désormais à passer adroitement du mathématisme au physicalisme, et inversement, via la notion d’entropie.

Entre-temps, les frontières ont certes été brouillées par la physique théorique. Cette souplesse, cette réversibilité même, indique bien en tout cas que l’enjeu majeur n’est plus dans une réduction des phénomènes biologiques, qu’elle soit une réduction aux nombres ou à la matière, mais dans une résistance à la dispersion des modèles. Jean admet fort bien qu’il recherche seulement un modèle formel. Il admet donc sans problème le fait que ses mathématiques ne sont pas enracinées dans le phénomène réel. Mais il cherche tout de même à faire converger mathématiquement les différents modèles mathématiques qui existent 931 . À la fin de sa carrière, il travaillera ainsi à montrer que beaucoup de modèles physicalistes peuvent être réinterprétés, c’est-à-dire traduit mathématiquement, dans le formalisme de son propre principe d’entropie minimale : c’est cette unification mathématique, par les mathématiques, qu’il appellera une « convergence des modèles » 932 .

Ainsi, comme on a vu auparavant le front des résistances au déracinement s’effriter, s’éroder, ou changer de stratégie, on voit ce front des résistances théoriques, ou théorétiques, à la diversité des modèles, tel l’Œdipe de Sophocle, devenir la victime de ce qu’il fuit de par l’effet même de sa fuite. Car tous ces chercheurs qui fuient la dispersion proposent des approches finalement assez différentes dans le détail, même si les principes d’optimalité sont presque toujours présents. Tout dépend de ce qu’ils veulent ou peuvent ainsi valoriser comme aspect de la plante au moyen du formalisme qu’ils sont tenus de choisir a priori. Il faut le dire tout net : cette résistance théorique se manifeste elle-même, à la longue, sous une forme dispersée et passablement cacophonique. Par là, à son corps défendant, elle rend dans les faits un peu plus les armes devant le modélisme perspectiviste, et cela même si elle invoque quasi-rituellement le principe selon lequel il faudrait davantage chercher à « expliquer » (et il ne devrait donc y avoir pour elle qu’une seule « explication ») plutôt qu’à « décrire ». Elle admet certes la relativité de la description mais non point celle de l’explication, même si cette explication ne dit pas par ailleurs le vrai fond des choses, de par son déracinement cette fois-ci assumé. Et c’est pour atteindre à l’unicité de l’explication que, par voie de conséquence, elle multiplie et diversifie ses tentatives d’explication. En ces matières, il est un personnage qui a contribué plus que d’autres à une certaine résistance face à la dispersion des modèles de morphogenèse comme face à la simulation. Il s’agit de René Thom.

Notes
929.

Il ne citera plus Collot à partir de ce moment-là.

930.

[Jean, R. V., 1994, 1995], p. 132.

931.

« La compilation de modèles isolés ne peut donner à la phytomathématique son statut de science. Nous recherchons des principes fondamentaux qui exprimeraient l’unité du monde végétal tout en permettant une mathématisation progressive », [Jean, R. V., 1978], p. 209.

932.

[Jean, R. V., 1994, 1995], pp. 185-203.