Bilan sur la biophysique, la biologie mathématique et la phyllotaxie théoriques devant l’ordinateur

En résumé, à partir des années 1960 et dans un contexte d’abord essentiellement américain, les approches traditionnelles émanant de la biophysique et de la biologie théoriques, face aux réussites de la biologie moléculaire 955 , mais aussi face à l’émergence de l’ordinateur et aux concepts transversaux de la théorie de l’information, finissent par admettre la pertinence de la notion de modèle mathématique, d’une part sous l’effet de la concurrence des modèles de la cybernétique et, d’autre part, sous l’impulsion des développements et des spéculations mathématiques internes, donc théoriques, directement dues à l’émergence du concept d’automate formel, chez Rosen, en particulier. C’est donc tout autant comme alternative technique et instrumentale qu’au titre de proposition formelle que l’émergence de l’ordinateur a incité la biologie théorique à ce déplacement et à cette reconnaissance d’une nouvelle pratique.

De son côté, à la même époque, la biologie théorique française n’existe quasiment pas, en tout cas de manière institutionnelle. Mais, là où elle existe, sa résistance à la dispersion est d’une nature semblable. Le terme de « modèle » est là aussi finalement assumé. Mais il est récupéré et sa signification se voit déplacée vers un idéal platonisant. La motivation des résistances françaises qui sont le plus franchement physicalistes est d’ailleurs bien souvent de nature vitaliste ou spiritualiste, notamment de par les fortes influences de Bergson et de Teilhard de Chardin, avérées jusque dans les années 1960. Autre particularité de ce front de résistance français : sa réaction aux principes des simulations est plus tardive. L’omniprésence de l’ordinateur ne la concerne pas avant un certain temps, au contraire de ce qui se passe aux Etats-Unis. Les laboratoires français sont d’ailleurs souvent encore dans une phase de reconstruction 956 . Pendant longtemps, ils sont très peu pourvus en ordinateurs 957 . Ils les intègrent plus ou moins dans leurs approches, mais pour certains avec retard. Ils déploient ainsi à leur façon cette nouvelle méthode, avec les quelques déplacements épistémologiques particuliers qui l’accompagnent. Comme on peut déjà le comprendre, le rôle de l’ordinateur s’y fait moins rapidement et moins directement sentir, notamment, et cela peut sembler au premier abord plus surprenant, moins au niveau de l’adoption de l’ordinateur comme outil de calcul qu’au niveau de l’adoption des formalismes des automates pour l’expression des modèles : la modélisation mathématique française sera en ce domaine plus frileuse que sa consœur américaine. Alors même que, faute d’ordinateur français, des ordinateurs américains seront finalement achetés assez vite par la recherche française, ils seront davantage utilisés comme instruments de calcul, notamment statistique, que comme modèles de conception pour les formalismes eux-mêmes.

Cette première constatation ne suffit pourtant pas à elle seule à expliquer l’orientation particulière de la modélisation mathématique française dans la biologie d’après-guerre. On peut certes invoquer également la rareté des doubles formations en biologie et mathématique ou physique. Ce qui serait incriminer une fois de plus la forte étanchéité qui règne traditionnellement entre disciplines en France, sur le modèle du découpage comtien. Ces deux caractéristiques contribuent certes à dessiner une école française de modélisation mathématique pourvue d’une originalité propre. Mais, à bien regarder les documents, il y intervient en fait tout autant de raisons clairement politiques voire philosophiques. Ce sont ces raisons moins obvies qu’il est plus difficile de discerner a priori dans l’entrelacs des arguments scientifiques, techniques et sociaux et qui nécessitent que l’on retrace leur mode d’insertion dans la pratique de modélisation sur le terrain, cette fois-ci. Cela se révèlera essentiel pour notre enquête. Car c’est par rapport à ce contexte singulier, et d’une certaine façon en dépit de lui, que la pratique de la simulation sur ordinateur réaliste et détaillée des plantes se mettra en place dans les années 1970-1980 au CIRAD. Il nous faut donc brosser dès maintenant un tableau plus particulier de cette conception française de la modélisation mathématique en biologie et en agronomie afin de comprendre ce que les chercheurs et ingénieurs du CIRAD ont repris, infléchi ou même refusé dans cette conception.

Nous verrons que dans cette modélisation mathématique pour la biologie, qui s’est d’emblée présentée comme pragmatique (puisque la biologie théorique n’aura pas même d’institution avant 1981), la dispersion a été en revanche très vite reconnue. Cette diversité et cette dispersion ont même été revendiquées. Or, cette revendication est porteuse de sens en elle-même. Nous verrons qu’elle fait partie des indices qui incontestablement témoignent de la présence d’une option épistémologique contingente, fortement marquée philosophiquement et politiquement, dans cette France d’après-guerre.

Notes
955.

Cette idée est relativement consensuelle chez les historiens de la biologie théorique. Voir, par exemple, [Keller, E. F., 2002, 2003], p. 6. Nous la trouvons incidemment confirmée par nos travaux. Mais on en a trop souvent conclu à la disparition de la biologie théorique. Ce qui serait le cas si la biologie théorique n’était justement caractérisée parfois, notamment dans sa forme rashevskyenne, par une grande capacité à varier ses formalismes et donc à se muer chez certains, au contact avec l’ordinateur, en une biologie formelle voire informationnelle et qui, elle, est persistante.

956.

Sur la reconstruction de la recherche française et notamment du CNRS dans l’après-guerre, voir [Picard, J.-F., 1989].

957.

Notamment à cause d’une querelle sur le principe même de la machine à calculer automatique amplifiée par la personnalité du cybernéticien Louis Couffignal. Dans ses travaux, Girolamo Ramunni a ainsi bien mis en évidence les raisons de la non-construction de l’ordinateur français dans les années 1950 et le retard conséquent pris par l’instrumentation scientifique française dans ce domaine au cours des années 1960. Voir [Ramunni, G., 1989c].