De la génétique à l’agronomie – 1947-1950

Un certain nombre de publications existent déjà sur le parcours universitaire et la carrière de Jean-Marie Legay 958 . Nous ne rappellerons ou préciserons ici que les points essentiels de sa biographie qui, selon nous, permettent d’expliquer et de mettre en perspective la naissance de sa conception originale de la modélisation ainsi que le rôle qu’ont pu y jouer ses propres tentatives de modélisation de la croissance des organes et des plantes. Comme on peut le comprendre, nous ne rendrons donc pas prioritairement justice à ses apports en ce qui concerne les connaissances plus proprement biologiques, notamment dans la physiologie et la morphogenèse du ver à soie, ni non plus dans les problématiques de modélisation en dynamique des populations.

Jean-Marie Legay naît à Lyon le 9 août 1925, dans une famille « attachée au plus large humanisme » 959 ainsi qu’il aimera à la qualifier plus tard. Il a donc exactement vingt ans le jour où la bombe atomique « Fat Man » est lancée sur Nagasaki 960 . Ce « cadeau d’anniversaire » 961 représentera pour lui quelque chose de décisif à un double titre : sa confirmation dans son choix pour une carrière de chercheur en sciences, et en particulier en sciences de la vie, ainsi que sa confirmation dans sa sensibilité politique déjà formée et son attachement à construire la paix pour que rien de tel que le fascisme ne se reproduise mais que rien non plus de si terrifiant que la bombe atomique, produit par excellence de la science, soit employé de nouveau 962 . Il se prépare alors à des études d’ingénieur agronome. En parallèle, il a déjà commencé à faire son apprentissage politique auprès des communistes. En 1947, il est ingénieur agronome de l’INA (Institut National d’Agronomie) mais également diplômé de l’Institut de Statistique de Paris 963 . Les temps sont particulièrement durs pour une recherche française en pleine reconstruction. Les postes manquent. Legay commence sa carrière modestement, avec un stage de quelques mois pendant lequel il est sélectionneur de blé dur à Ariana en Tunisie. Il devient ensuite assistant stagiaire de génétique pendant un an auprès de l’INA. Titulaire d’une spécialisation en génétique végétale, il applique donc là les méthodes statistiques de la sélection génétique. À l’ISUP, Legay a notamment suivi les cours du statisticien Vessereau à une époque particulièrement fondatrice. D’un point de vue éditorial, en effet, il faut noter que 1947 est une année très faste pour l’introduction des méthodes de la statistique en France. C’est effectivement en cette même année 1947 qu’André Vessereau publie coup sur coup ses deux ouvrages classiques sur la statistique. Le principal, Méthodes statistiques en biologie et en agronomie, constituera un événement majeur dans les milieux de l’agriculture et de l’agronomie : il est le premier manuel complet et en langue française sur ce sujet. Il sera d’ailleurs cité 964 et utilisé régulièrement comme ouvrage de base et ce pendant plusieurs décennies 965 . La même année, Vessereau publie également La statistique, un ouvrage d’initiation à la statistique en général, dans la collection Que sais-je ? des Presses Universitaires de France 966 . Legay bénéficie donc par là d’une initiation pédagogique de qualité comme d’une formation aux méthodes statistiques de la génétique et de la biométrie anglo-saxonnes. Vessereau présente en détail la conception des plans d’expérience et des méthodes d’analyse de variance, au sens de R. A. Fisher, et ce dans une visée plus spécifiquement opérationnelle, car située dans un cadre agricole et agronomique, plus que ce n’était le cas dans l’usage davantage biologique et théorique qu’en faisait Teissier avant la guerre. Enfin, en 1947 également, l’ouvrage général et de synthèse de Fisher lui-même est enfin traduit en français : Les méthodes statistiques adaptées à la méthode scientifique 967 .

Après la guerre, l’INRA est créé par la loi du 18 mai 1946. Legay souhaite vivement y être chercheur. Mais il ne trouve pas tout de suite la possibilité d’entrer dans cet institut. Dans ces années-là, en effet, l’INRA n’ouvre que très peu de postes. Il n’y a, en l’occurrence, aucun poste en génétique végétale. Finalement, en 1948, Legay parvient tout de même à entrer à l’INRA mais dans le département de zoologie… N’étant toujours pas titulaire d’un concours, il est d’abord soutenu temporairement par l’INRA : pour deux ans, il y devient ouvrier agricole à la station de sériciculture d’Alès (culture du ver à soie), station qui avait été conservée un peu par respect de la tradition depuis que Louis Pasteur y avait fait des travaux importants sur cet insecte. En 1950, Legay est enfin reçu premier à un concours d’entrée dans le département de zoologie, au titre d’assistant de recherche. Il reste dans le domaine de la culture du ver à soie et travaille dans cette même station d’Alès. Au départ, ce choix d’orientation tient essentiellement au fait qu’il n’est pas nécessaire à l’INRA de mettre en place un nouveau laboratoire. Legay y prend alors en charge des activités de sélection génétique et d’amélioration du ver à soie. C’est là qu’il prend goût à l’étude de cet insecte domestique. Le cas du ver à soie est en effet très particulier. À son sujet, comme Legay le rappellera souvent 968 , des générations d’hommes ont recueilli un savoir-faire, tout comme un certain savoir. Ce savoir s’est accumulé pendant des siècles, si ce n’est des millénaires, puisque les archéologues font remonter les premières activités de sériciculture en Chine à 5 ou 6000 ans avant Jésus-Christ 969 . Dans la décennie de 1950, le rôle de Jean-Marie Legay à l’INRA consiste à reprendre patiemment ces différents savoir-faire, à les éprouver expérimentalement et à les rendre plus rigoureux en les soumettant à des procédures de test statistique du type de ceux que Fisher et Vessereau préconisaient.

Il est intéressant de noter que Legay rencontre là pour la première fois la notion de « modèle mathématique » 970 , précisément dans ce contexte agronomique et statistique où il faut, non pas découvrir des régularités dans la complexité du monde vivant, mais seulement vérifier certaines idées préexistantes au sujet de certaines régularités et leur donner une rigueur au moyen d’une mathématisation et d’une quantification de leur crédibilité. Dans des problématiques semblables, il faut noter que Vessereau lui-même limite l’emploi de l’expression de « modèle mathématique » à la représentation du comportement hypothétique des interactions entre les facteurs en jeu au cours d’une expérience. Pour lui, comme pour Legay, l’approche de Fisher a mis en évidence le fait que la mathématisation (c’est-à-dire le désir d’accroître la rigueur) du savoir biologique et agronomique passait obligatoirement par une prise en compte de la variabilité des phénomènes du vivant en même temps que par une réduction ou un contrôle de cette même variabilité au moyen de « modèles » censés « représenter » 971 hypothétiquement l’interaction entre les facteurs en cause. Là est tout l’apport de la biométrie. Le modèle sert alors de représentation juste suffisante (informationnelle comme nous l’avons appelée) pour rendre pertinente, en vue de ce contrôle opérationnel, l’information recueillie par les mesures de terrain. Pour Legay, comprendre cela devient rapidement fondamental, même s’il n’en concevra toutes les conséquences épistémologiques qu’à partir du début des années 1970 : d’une façon au départ très contre-intuitive mais, à la réflexion, compréhensible, le gain en rigueur pour l’expérimentateur passe par la prise en compte de la variabilité essentielle du vivant pour peu qu’on travaille à l’interpréter en la réduisant, notamment par la procédure fishérienne d’analyse de variance. Ainsi Vessereau écrit-il en introduction de son ouvrage principale de 1947 :

‘« L’expérimentateur qui opère sur la matière vivante, plantes ou animaux, se heurte à des difficultés que ne connaît pas, ou connaît à un bien moindre degré, le physicien de laboratoire. La grande variabilité des caractères étudiés, les nombreuses et incontrôlables causes qui peuvent les influencer, rendent suspect, a priori, tout résultat isolé. » 972

Vessereau en conclut qu’il ne faut pas se contenter d’expériences isolées ni non plus les multiplier inconsidérément. Il faut en fait les « interpréter ». Or, l’interprétation passe selon lui par la répétition d’expériences similaires mais de telle sorte que cette répétition laisse a priori le plus libre cours à la variabilité naturelle résiduelle. C’est cette libre expression de la variabilité qui, paradoxalement, nécessite une méthode : celle des plans d’expérience de Fisher, avec sa randomisation. Ce n’est que lorsque l’on aura laissé cette variabilité s’exprimer le plus largement dans les expériences, puis qu’elle aura été assumée et prise enfin en compte dans le modèle statistique qu’elle pourra alors être connue, si ce n’est maîtrisée, et donc finalement soustraite en quelque sorte aux mesures (mesures qui seront donc réduites) afin que ces dernières deviennent à leur tour interprétables biologiquement. La rigueur du savoir est donc le résultat d’un traitement non trivial des mesures dans leur variabilité même. L’expérience isolée ne nous apprend rien en elle-même parce que ses aberrations ne sont pas purifiées en quelque sorte par la comparaison avec d’autres. Les expériences ont besoin de se neutraliser et de s’analyser mutuellement pour prêter à une interprétation biologique pleine et entière. La statistique préside à l’organisation de cette analyse réciproque. Et le modèle participe de cette grille d’interprétation. Dans ce rôle crucial pour l’interprétation 973 de l’expérience, il supplée l’hypothèse théorique.

Au début des années 1950 Legay déploie donc ses activités d’assistant de recherche dans la sériciculture et travaille essentiellement dans cet esprit statistique et expérimental que nous avons rappelé. Mais il ambitionne dès le début de poursuivre sur une thèse. Une opportunité en ce sens va se présenter à lui qui va contribuer à infléchir sa première approche des questions biologiques vers des questions plus physiologiques.

Notes
958.

Voir la préface d’Etienne Landais in [Legay, J.-M., 1997], pp. 3-8. Voir également l’entretien avec la philosophe Anne-Françoise Schmid publié dans la revue Natures, Sciences, Sociétés in [Legay, J.-M. et Schmid, A. F., 2002]. Afin de compléter notre information, nous avons nous-mêmes rencontré Jean-Marie Legay lors d’un entretien de 2h30 et qui a donné lieu à une transcription. Voir [Legay, J.-M. et Varenne, F., 2001].

959.

[Legay, J.-M., 1981], p. 8.

960.

[Legay, J.-M., 1981], p. 7.

961.

[Legay, J.-M., 1981], p. 7.

962.

Il nous paraît instructif de rappeler ici que le jeune et futur philosophe Michel Serres se fait une réflexion très similaire quasiment à la même époque et devant le même événement. Voir [Latour, B. et Serres, M., 1992, 1994], p. 29. Il en concevra une philosophie de la science en apparence bien différente de celle de Legay mais en fait pleine du même esprit de conciliation, de solidarité, de circulation et d’absence de cloisonnements et de hiérarchies entre les savoirs. Pour dire les choses succinctement, l’un comme l’autre témoigne d’un esprit du temps relationnel, circulationnel, finalement assez bien défini. Voir notre annexe B.

963.

C’est donc à l’époque où officient Georges Darmois (1888-1960), Georges T. Guilbaud (né en 1912) et surtout André Vesserau (né en 1907). Fréchet enseigne la statistique mathématique. Guilbaud se charge du côté applicatif en économie et science humaines. André Vessereau, polytechnicien, ingénieur des Manufactures de l’Etat, enseigne pour sa part l’application des méthodes statistiques à la biologie et à l’agriculture. On peut le considérer comme l’introducteur principal de ces méthodes en France. Bernard Bru confirme cette impression dans un entretien publié dans Gérer et Comprendre, [Bru, B., Colasse, B. et Pavé, F., 2002], p. 77.

964.

Par exemple, sous la plume du biométricien français Richard Tomassone, in [Tomassone, R. et Legay, J.-M., 1999], p. 41.

965.

Ce manuel de méthodes de près de 500 pages sera réédité et augmenté trois fois, jusqu’en 1988. En 1947 paraît également chez Masson un petit d’ouvrage d’Eugène Morice (né en 1897) : Méthodes statistiques en médecine et en biologie. Mais il n’aura pas autant de succès car il est moins complet et il se limite aux applications essentiellement médicales et biométriques de la statistique sans insister sur la méthode fishérienne des plans d’expérience. Morice est au départ un licencié en mathématique. Il est diplômé de l’ISUP en 1939. Il dirigera l’école d’application de l’INSEE à sa création en 1946. Voir sur ce point [Bru, B., Colasse, B. et Pavé, F., 2002], p. 84. Daniel Dugué (1912-1987, ENS 1930) qui enseigne également à l’ISUP, publiera seulement en 1958 son Traité de statistique théorique et appliquée chez Masson. Pour sa thèse de mathématiques de 1937, il avait travaillé directement avec Fisher puis avec Darmois mais sur des questions essentiellement théoriques concernant des problèmes d’estimation de paramètres dans les modèles probabilistes.

966.

Cet ouvrage connaîtra vingt-et-une éditions (mises à jour périodiquement), jusqu’en 2002...

967.

Cet ouvrage de Fisher remontait déjà à 1925 : Statistical Methods for Research Works. Il paraît aux PUF dans une traduction de I. Bertrand.

968.

Voir [Legay, J.-M. et Schmid, A.-F., 2002], p. 59.

969.

Ces précisions nous ont également été données par Legay lui-même au cours de notre entretien [Legay, J.-M. et Varenne, F., 2001], p. 1.

970.

Dans tout l’ouvrage majeur de Vessereau, dès 1947 semble-t-il, l’expression « modèle mathématique » est employée telle quelle, c’est-à-dire avec des guillemets, donc avec des pincettes en quelque sorte : avec une certaine répugnance. Elle sert à désigner chez lui quelque chose de très spécifique : les expressions mathématiques des hypothèses faites sur la forme des erreurs par exemple ([Vessereau, A., 1947, 1988], p. 181) ou les hypothèses (d’additivité le plus souvent) portant sur l’interaction entre les traitements agronomiques (ibid., p. 196).

971.

Vessereau parle bien de représentation d’une hypothèse d’additivité au moyen d’un « modèle mathématique » [Vessereau, A., 1947, 1988], p. 197 : « l’effet des traitements A et B peut être représenté par des paramètres qui s’ajoutent purement et simplement. » C’est nous qui soulignons.

972.

[Vessereau, A., 1947, 1988], p. 5.

973.

C’est le mot que privilégie Vessereau pour légitimer l’introduction de modèles statistiques dans l’expérimentation agricole.