Mais, entre-temps, à partir de 1969, Legay va être conduit à étendre toujours plus le spectre de ses objets scientifiques et à confirmer par là davantage encore l’idée d’une nécessaire coopération interdisciplinaire, au besoin contre les disciplines établies, surtout lorsqu’il s’agit de se pencher sur des objets complexes. Cette opportunité lui est donnée par sa nomination au groupe de travail « Méthodologie pour l’écologie » de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique. Comme Legay l’explique lui-même, il y entre au départ pour deux ou trois ans 1025 . En fait il y restera bien plus longtemps. Sa fonction étant transversale, les responsables de la DGRST argueront notamment du fait qu’il n’est pas de parti pris et qu’il peut donc rester plus durablement. Et, en effet, la fonction que Legay et ses collègues doivent remplir consiste à examiner et à assurer le suivi d’un certain nombre des projets de recherche appliquée qui sont envoyés à la DGRST comme suite à divers appels d’offre en écologie, agronomie, géographie humaine. Dans cette situation, des financements publics sont à la clé. Et des problèmes concrets et, en général, assez urgents sont à résoudre en lien avec une demande sociale bien précise et exigeante. Legay participera ainsi à un certain nombre de programmes de recherche ciblés comme ceux qui concerneront la prévention de l’épidémie de Bilharziose en Guadeloupe, la gestion de la Mangrove (ou « mer boisée ») ou l’évolution de l’agriculture de montagne dans le Briançonnais 1026 , etc. Du point de vue qui est le leur, Legay et ses collègues sont vite amenés à soutenir par la suite les efforts de conception des chercheurs, d’abord en les mettant en contact les uns avec les autres, mais aussi et surtout en promouvant une méthode générale qui s’impose de plus en plus dans ces situations interdisciplinaires par excellence : la modélisation mathématique. De surcroît, dans ce contexte, Legay est amené à rencontrer la modélisation mathématique des processus écologiques au moyen de réseaux énergétiques (dits « réseaux » ou « structures trophiques » 1027 ), pratique en plein essor dans cette discipline depuis les années 1950 1028 . Dans un article de 1959, l’écologue américain B. C. Patten avait par ailleurs rapidement mis en évidence le parallélisme entre l’analyse des systèmes, la modélisation cybernétique et les réseaux trophiques, eu égard au fait que les formalismes y représentent toujours des flux d’énergie ou d’information. En conséquence, chez un biologiste déjà informé de l’approche cybernétique, la réception des formalismes venant de l’écologie ne rencontre pas d’obstacle et vient plutôt apporter une confirmation de la valeur générale de l’analyse systémique 1029 .
C’est donc lorsque Legay occupe ce poste d’observateur privilégié et en même temps de pourvoyeur de méthodes qu’il se rend compte que les modèles se retrouvent nécessairement, d’une manière ou d’une autre, dans tous les projets interdisciplinaires qui ont été menés à bien jusqu’ici. À partir de cette époque, l’interdisciplinarité va donc être étroitement liée à la pratique des modèles dans l’esprit de Legay 1030 . Il va, à partir de ce moment-là, prôner dans toute situation complexe la « méthode des modèles ». C’est en ce début des années 1970 que Legay reprend cette expression aux cybernéticiens 1031 mais dans un sens modifié comme nous l’avons déjà vu en partie. Car il sera encore amené à la rectifier en certains de ses aspects. Mais voici à peu près comment on pourrait tenter de résumer sa perception des choses à l’époque. Elle est intéressante en ce qu’elle ne reprend pas docilement la justification positiviste classique des tenants des modèles telle qu’elle s’est forgée dans l’esprit de l’analyse systémique :
Nous avons présenté ici de façon résumée la cohérence de l’analyse de Legay en ce début des années 1970 parce qu’il se trouve que ce système de pensée, déjà en nette rupture avec la vision positiviste des modèles, va être fortement ébranlé par les réflexions contemporaines de ses collègues néo-marxistes venant de la philosophie. Nous allons voir que c’est en partie pour répondre aux critiques acerbes, anti-idéalistes, d’Althusser, de Badiou, de Fichant ou de Lecourt, toutes formulées plus ou moins directement contre la « méthode des modèles », que Legay sera amené à prolonger et à affiner encore son discours sur cette méthode pour la rendre également acceptable aux yeux d’un marxiste sincère. Car, en cette époque de bouillonnement méthodologique au sein de la DGRST, Legay lit tous ces philosophes assidûment. Il les cite constamment dans ses bibliographies. On ne peut donc faire l’impasse sur l’influence qu’ils ont dû avoir sur la formation de son épistémologie. Or, il y aura là pour lui un hiatus idéologique sévère. Et c’est précisément dans sa tentative de résoudre un tel hiatus que Legay sera conduit à rendre véritablement originale son épistémologie de la modélisation, dès lors qu’elle portera en elle les traces non seulement de cette volonté d’unification dont nous avons déjà rendu compte mais aussi d’un compromis idéologique majeur, selon nous, très révélateur de l’esprit épistémologique du temps et dont il nous faut désormais expliquer la genèse. Car comprendre comment Legay réussira finalement à contourner adroitement l’accusation d’idéalisme portée contre sa pratique quotidienne, c’est mieux comprendre comment la modélisation, en France, a pu finalement se développer en formant un relatif consensus et en évitant d’éveiller toujours les mêmes contestations, surtout dans un milieu et à une époque où la pensée de gauche est dominante. C’est comprendre en un sens l’incontestable réussite de Legay mais aussi les choix restrictifs qui ont inévitablement été les siens et qui pèseront plus tard sur l’avenir de la simulation informatique en France. Car l’épistémologie de Legay fera école en essaimant considérablement par la suite, tant au niveau de la promotion des méthodes à la DGRST qu’au niveau initial des formations de maîtrise (Certificat de Mathématiques Appliquées à la Biologie créé en 1974 à Lyon 1) et d’encadrement doctoral dispensés dans et autour de son laboratoire de biométrie de Lyon : des générations de docteurs y passeront et y seront formées dans cette perspective. Pendant longtemps, cette épistémologie des modèles coïncidera donc en grande partie avec l’épistémologie française des modèles en biologie.
Mais sur quoi porte donc cette critique quasi-unanime des philosophes néo-marxistes ? Pourquoi ne sont-ils pas à l’unisson de leurs collègues scientifiques roumains ? Est-ce une simple résurgence des critiques portées par les marxistes des années 1950 contre la cybernétique naissante au motif qu’elle allait asservir les hommes au lieu de les libérer ? Il ne semble pas. La critique est plus profonde en l’espèce, plus sévère, car elle est d’ordre épistémologique voire ontologique. Elle tend à Legay l’image grimaçante d’une science qui, avec ses modèles, est en complète dysharmonie avec le savoir vrai et sans fard qu’il espère voir se développer, solidaire en cela d’une société enfin humaine. Ce que ces philosophes stigmatisent va à l’encontre de l’idéal qu’il croit défendre. Il lui faudra donc réagir.
Voir [Legay, J.-M. et Schmid, A.-F., 2002], p. 60.
[Legay, J.-M. et Schmid, A.-F., 2002], p. 60.
Voir [Odum, E. P., 1953, 1959], pp. 59-61.
Voir [Deléage, J.-P., 1991, 1994], p. 136. Nous renvoyons au chapitre 6 de cet ouvrage pour ce qui concerne l’émergence de la modélisation mathématique fonctionnelle et énergétique en écologie.
Rappelons que les idées de Eugene P. Odum sont assez représentatives de cette vision systémique positiviste. Selon lui, en effet, « un modèle est une formulation simplifiée qui imite les phénomènes du monde réel de telle sorte qu’il nous permet de comprendre des situations complexes et de faire des prévisions », [Odum, E. P., 1963, 1975], p. 8.
« Je dois à la DGRST d’avoir compris sur le terrain que pluridisciplinarité et méthode des modèles étaient inséparables », [Legay, J.-M. et Schmid, A.-F., 2002], p. 60.
Sauf oubli de notre part, nous situons sa première occurrence en français et dans son sens moderne (cybernétique) dans le titre d’un des chapitres de La pensée artificielle du cybernéticien Pierre de Latil : [Latil (de), P., 1953], pp. 207-227 : « La méthode des modèles ». Dans ce chapitre, ce n’est que l’approche cybernétique, que nous avons rappelée plus haut dans son contexte roumain, qui est désignée par cette expression.