Une intervention de la philosophie française : l’accusation d’idéalisme

À la fin des années 1960, Althusser radicalise en effet l’épistémologie dialectique de Bachelard en réassumant sa critique des modèles mécaniques (1951) comme celle, déjà ancienne, des modèles cybernétiques formulée par Canguilhem (1963) mais en la transformant et en la déplaçant vers une critique philosophique et politique des modèles formels en général. Cette critique vise notamment les modèles qui sont récemment mis en œuvre dans les sciences humaines, en particulier dans l’anthropologie de Lévi-Strauss. En 1967, dans ses cours de philosophie à destination des scientifiques de la rue d’Ulm, Althusser inscrit nettement ce combat contre la méthode des modèles dans la tradition déjà ouverte par Engels (dans l’Anti-Dühring - 1877) et reprise par Lénine (dans son « anti-Mach » : Matérialisme et empiriocriticisme - 1909) d’une lutte contre l’idéalisme en science. Ces cours auront un fort impact puisqu’ils circuleront assez largement mais d’abord sous forme ronéotypée avant d’être finalement publiés en 1974. Le but initial d’Althusser y est de contester le développement des sciences humaines structuralistes. Au passage, il critique fortement la « mode de l’interdisciplinarité » 1034 en stigmatisant en elle la présence d’idéologies qui cherchent à s’asservir une partie de la science au nom de catégories philosophiques implicitement enracinées dans des idéologies pratiques, des conceptions du monde inavouées 1035  : sont visées ici les conceptions « positivistes, néo-positivistes, structuralistes, formalistes, phénoménologiques, etc. » 1036 qui toutes sont taxées de tendre à l’idéalisme. Toutefois, il considère que les disciplines scientifiques comme la physique mathématique, la chimie physique, la biophysique et la biochimie n’ont pas à être classées dans cette catégorie car elles manifestent en elles la présence de « rapports organiques » et internes entre disciplines scientifiques. Dans ces rapprochements entre disciplines, quant à eux respectables, il n’y a pas d’intervention philosophique extérieure : ces rapports « obéissent à des nécessités purement scientifiques » 1037 . Car ces disciplines entretiennent entre elles des rapports de « constitution » réciproque et non de simple « application ». En l’espèce, avec ces disciplines frontières récemment confortées dans l’existence, il ne s’agit pas pour Althusser de cas d’échanges « interdisciplinaires » à proprement parler.

Fidèle à un spinozisme 1038 dialectisé par sa lecture de Hegel, de Marx puis de Bachelard, Althusser intègre en fait sa lutte contre les modèles dans un combat plus vaste et sans cesse à reprendre, puisqu’étant toujours à l’œuvre au cœur de la science : celui du matérialisme contre l’idéalisme. C’est précisément dans cette dimension spécifiquement épistémologique que le matérialisme doit, selon lui, devenir dialectique. C’est aussi la raison pour laquelle la philosophie légitime, celle qui se réduit donc à la pensée et à la pratique de ce matérialisme dialectique, doit intervenir dans la science. Car, dans le progrès scientifique, dans l’esprit même des scientifiques, interfère continûment une « philosophie spontanée » qui va toujours dans la même direction : le refus du matérialisme et le retour de l’idéalisme sous des avatars chaque fois différents et qu’il faut donc chaque fois apprendre à débusquer. Autant être lucide pour Althusser : il y a des luttes philosophiques à l’intérieur même de la science. Là se justifie pleinement le rôle critique et d’intervention, cette fois-ci consciente, de la philosophie dans les sciences, selon Althusser. Ce travail est dialectique ; c’est-à-dire qu’il faut le reprendre mais aussi en renouveler la nature à chaque génération. En faisant prendre un tournant épistémologique au matérialisme dialectique, Althusser se voit ensuite logiquement contraint d’en venir à une critique de la science actuelle, telle qu’elle fonctionne en cette fin des années 1960. Et c’est manifestement la méthode des modèles qui lui semble mériter les critiques les plus virulentes. Or voici en quels termes Althusser s’élève contre elle :

‘« Si on demandait [à ces physiciens et chimistes] de prendre alors la parole, il y a fort à parier qu’au petit groupe objet/théorie/méthode, ils substitueraient un autre petit groupe, beaucoup plus ‘moderne’, où il serait question de ‘données de l’expérience’, de ‘modèles’ et de ‘techniques de validation’, ou plus schématiquement : expérience/modèles/techniques […] Pour ne prendre que ce petit mot d’apparence innocent : ‘expérience’ (ou ‘données de l’expérience’), il faut savoir qu’à la place qu’il occupe dans le second groupement, il a en fait chassé un autre mot : objet extérieur matériellement existant. C’est à cette fin qu’il a été mis au pouvoir par Kant contre le matérialisme et remis en place par la philosophie empiriocriticiste dont nous avons parlé. Quand on met ainsi l’expérience (qui est, notez-le bien tout autre chose que l’expérimentation) au premier rang, et quand on parle de modèles au lieu de théorie, on ne fait pas que changer deux mots : on provoque un glissement de sens, mieux, on recouvre un sens par un autre, et on fait disparaître le premier sens, matérialiste, sous le second, idéaliste. » 1039

Comme Bachelard, Althusser se dresse à nouveau contre le « modélisme » en insérant les avertissements de Lénine et de Canguilhem dans une philosophie générale consistant à décrire le développement de la science comme un processus de lutte dialectique incessante. À ce titre, la « méthode des modèles » serait le dernier avatar de l’indéfectible penchant de la science à idéaliser. Elle manifesterait au plus au point des relents de ce positivisme et de ce formalisme que le philosophe et historien des sciences Michel Fichant travaille par ailleurs à débusquer chez Duhem, à la même époque 1040 . C’est donc d’abord parce qu’elle abandonne la notion d’« objet » pour lui préférer celle d’« expérience » ou de « données de l’expérience » que la méthode des modèles est idéaliste : symptôme qui en dit long sur le rôle disproportionné donné désormais au sujet connaissant et sur la contestation corrélative (finalement kantienne selon Althusser) et implicite de la thèse de l’existence du monde extérieur. C’est ensuite parce qu’elle substitue le terme de « modèle » à celui de « théorie ». Par là, l’« objectivité de la connaissance scientifique » 1041 est remise en question ; entendons que les tenants des modèles refusent désormais de concevoir le projet de la science comme la recherche d’une correspondance au moins partielle entre un discours et une réalité qui existerait effectivement et extérieurement au sujet 1042 , et qui le transcenderait en ce sens. Dès lors, la tendance de la « méthode des modèles » est clairement idéaliste car le sujet s’autorise à modeler l’objet à sa guise. Ce sont enfin les « techniques de validation » que l’on substitue à la « méthode » : par là, on valorise au mieux le côté pédagogique de la science pour l’esprit humain, sa « vertu critique », mais non le caractère objectif de ses procédures. Dans ces trois glissements, les convictions de la philosophie spontanée des savants contemporains portent bien leur nom : elles tendent toutes à valoriser les pseudo-évidences immédiates. C’est en ce sens qu’elles sont « spontanées » pour Althusser et qu’elles fonctionnent comme des images idéales donc comme un idéalisme : on croit qu’elles viennent de la science elle-même, alors que leur apparente spontanéité est bien plutôt le symptôme de leur élaboration seconde, externe, dans les catégories philosophiques ambiantes et dans les idéologies dominantes. Fidèle à l’esprit de Marx mais aussi de Bachelard (« il n’y a pas de vérités premières, il n’y a que des erreurs premières »), la philosophie d’Althusser est en ce sens une philosophie du soupçon, d’un soupçon porté sur les évidences épistémologiques premières et donc sur l’épistémologie des évidences premières, en l’occurrence sur l’épistémologie des modèles.

En 1969, dans Le concept de modèle, le philosophe Alain Badiou précise et prolonge cette critique marxiste en la fondant plus largement, ce qui est nouveau en France, sur les sources de la jeune théorie mathématique des modèles. Ainsi, tous les modèles des sciences expérimentales sont conçus a posteriori comme des interprétants sémantiques de classes de systèmes formels rigoureusement définissables axiomatiquement et syntaxiquement. Comme tout modèle, de par sa constitution, y compris le modèle mathématique de par le choix de son axiomatique particulière, insère du sémantique là où il ne devrait y avoir que du rationnel, c’est-à-dire du relationnel neutre, du syntaxique, il peut toujours être suspecté d’importer des idéologies au cœur du savoir scientifique. Tour à tour, les modèles économiques, linguistiques et cybernétiques sont accusés par Badiou de refléter les objectifs de la classe dominante, dont notamment l’idéologie du libéralisme. Badiou écrit ainsi : « Pour l’épistémologie des modèles, la science n’est pas un procès de transformation pratique du réel, mais la fabrication d’une image plausible. » 1043 Or la fabrication de cette « image plausible » remplit toujours une fonction autre que scientifique. Elle est déterminée par des intérêts de classe. Badiou s’assigne alors la tâche d’épurer la science du mauvais usage des modèles. En écho aux mises en garde iconoclastes de Bachelard (1951) contre le modèle-image (par exemple le modèle de l’atome de Bohr), qui fascine et fige la recherche en un idéalisme (nous pourrions dire aussi idolâtrie) dangereux et stérilisant, Badiou pense que le modèle formel, notamment l’automate cybernétique, doit être traité comme un « adjuvant transitoire » 1044 , destiné à son propre démantèlement mais qu’il ne doit tout de même pas être éradiqué, étant donné sa valeur heuristique indéniable.

À la différence d’Althusser donc, Badiou ne rejette pas totalement l’usage des modèles mathématiques mais seulement l’idée que l’on présente la science comme une « connaissance par modèles » 1045 . Les modèles ne doivent pas être les substituts de la théorie en ce sens-là, en ce sens figé, c’est-à-dire au sens d’une « figure idéale » 1046 fascinante et toujours mystifiante. Badiou refuse en fait de considérer la science comme theoria, comme une théorie toujours contemplative et prétendument neutre. Pour lui, si l’on veut conserver un rôle central au modèle en lui refusant pourtant le rôle de substitut de la théorie, il faut penser que la science qui modélise n’a pas pour visée essentielle de construire des théories mais plutôt celle de parfaire ses expérimentations. Et c’est là la grande différence d’avec Althusser : pour Badiou, il faut aller jusqu’à penser que « toutes les sciences sont expérimentales » 1047 . Si l’on veut adopter une vision authentiquement matérialiste et dialectique, il faut, selon lui, s’habituer à penser qu’un modèle n’est qu’une « articulation conceptuelle » rapportée à un « dispositif expérimental particulier : un système formel » 1048  : « La catégorie de modèle désignera ainsi la causalité rétroactive du formalisme sur sa propre histoire scientifique, histoire conjointe d’un objet et d’un usage. » 1049 Badiou en conclut :

‘« Le problème n’est pas, ne peut pas être celui des rapports représentatifs du modèle et du concret [en sciences de la nature], ou du formel et des modèles [en mathématiques]. Le problème est celui de l’histoire de la formalisation. ‘Modèle’ désigne le réseau croisé des rétroactions et des anticipations qui tissent cette histoire …» 1050

Ainsi, finalement, avec Badiou, le modèle ne doit rien représenter. Le terme même ne désigne qu’un processus pratique, « un dispositif expérimental ». Il fait signe vers l’histoire des processus d’interactions pratiques entre des expérimentations et leurs transformations concrètes à travers un dispositif formel. Ce qui est formel, ce n’est donc pas une image, c’est un dispositif, soit un ensemble de règles d’ordonnancement et d’usage de ce qui est et reste toujours expérimentable. Pour conserver la catégorie de modèle et néanmoins faire droit à l’iconoclasme (ou anti-idéalisme) du matérialisme dialectique dont il se réclame à la suite d’Althusser, Badiou s’oriente ainsi vers une sorte d’opérationnalisme dialectique, historiciste, assez difficile à concevoir. La conception en est malaisée puisque le modèle ne semble justement pouvoir être dit et conçu que d’avoir été préalablement pratiqué 1051 . La conception du modèle elle-même n’est pas représentable aisément.

Notes
1034.

[Althusser, L., 1967, 1974], p. 20.

1035.

[Althusser, L., 1967, 1974], pp. 38, 45 et 46.

1036.

[Althusser, L., 1967, 1974], p. 38.

1037.

[Althusser, L., 1967, 1974], p. 33.

1038.

Cette présentation est bien évidemment sommaire et schématique. Pourtant, lors de sa conférence sur « Lénine et la philosophie » de février 1968, en réponse à une question de Paul Ricœur sur la pertinence qu’il y aurait ou non à reconnaître des régions distinctes dans le savoir humain, Althusser répond « …il existe des continents, je ne dis pas du tout qu’ils ont des frontières fermées, absolument pas : je suis spinoziste, il existe une infinité d’attributs », [Althusser, L., 1968], p. 164. C’est nous qui soulignons. Althusser reconnaît par ailleurs que les philosophes ont aussi une P. S. P., une philosophie spontanée de philosophe, c’est, dit-il, leur « conception du monde », leurs idéologies pratiques [Althusser, L., 1967, 1974], p. 138. C’est pourquoi nous disons, pour simplifier, que sa P. S. P. est un spinozisme épistémologique et dialectique. Attention à comprendre que ce spinozisme n’est pas non plus un matérialisme métaphysique. Le matérialisme est une thèse qui n’a d’existence qu’en combattant la thèse adverse toujours fallacieuse et toujours renaissante : l’idéalisme. « La catégorie philosophique de matière, elle ne se touche jamais avec les doigts, elle n’existe pas matériellement, elle est une thèse qui fonctionne philosophiquement d’une certaine manière et le problème est d’étudier son fonctionnement philosophique », [Althusser, L., 1968], p. 166. C’est l’auteur qui souligne.

1039.

[Althusser, L., 1967], p. 104.

1040.

[Fichant, M. et Pécheux, M., 1969], p. 80 : « Nous vérifions encore que le positivisme et le formalisme de Duhem à l’égard de la théorie physique sont la contrepartie de sa métaphysique : il s’agit bien de délimiter les limites et les conditions du savoir scientifique pour le subordonner à un autre savoir. »

1041.

[Althusser, L., 1967, 1974], p. 101.

1042.

[Althusser, L., 1967, 1974], p. 101.

1043.

[Badiou, A., 1969], p. 14.

1044.

[Badiou, A., 1969], p. 17.

1045.

[Badiou, A., 1969], p. 18.

1046.

[Badiou, A., 1969], p. 17.

1047.

[Badiou, A., 1969], p. 60.

1048.

[Badiou, A., 1969], p. 60.

1049.

[Badiou, A., 1969], p. 67.

1050.

[Badiou, A., 1969], pp. 67-68.

1051.

C’est là rejoindre les idées contemporaines de Jean Toussaint-Desanti sur la nécessaire philosophie silencieuse que doit devenir la philosophie des sciences, et spécialement des mathématiques, du fait qu’elle doit s’éprouver dans le silence d’une pratique directe des concepts.