Comme on peut le comprendre, c’est surtout dans ce texte de Badiou (publié avant celui d’Althusser) que Legay trouve l’idée alternative permettant de lever le hiatus qui guette sinon son épistémologie. Car il sent que Badiou touche juste lorsqu’il lui indique, comme en passant, cette issue : s’attaquer à l’idée du modèle-représentation à laquelle croient encore inconsidérément ses collègues roumains, comme la majorité des praticiens des modèles. À partir de l’adoption et de l’explicitation de cette thèse, l’épistémologie des modèles de Legay atteint en effet sa complète maturité et sa forme définitive. Car, avec sa propre pratique et la perspective qui est la sienne, il n’est pas loin d’être d’accord avec cette insistance sur le caractère foncièrement expérimental de toute science. Il lui apparaît dès lors évident que la « méthode des modèles » renouvelle radicalement la méthode des sciences en leur ensemble, c’est-à-dire, en l’espèce, rien de moins que la « méthode expérimentale » telle qu’elle a été introduite par Bacon ou Galilée et confortée par Claude Bernard dans les sciences de la vie.
Il se trouve, qu’en 1973, Legay va avoir l’occasion de coucher sur le papier et de publier cette thèse innovante et désormais assez mûre. En effet, depuis 1971, aux côtés de son collègue du laboratoire de biométrie de Lyon, le biologiste des populations Jean-Dominique Lebreton, et avec un certain nombre d’autres collègues, notamment des médecins, des biométriciens, des écologues, des pédologues, des biopédologues, des phytosociologues, des géographes et des cartographes, il est membre d’une association internationale appelée Informatique et Biosphère dont le siège est à Paris, rue de Lille. Elle est dite « internationale » essentiellement parce qu’elle regroupe des chercheurs français de l’INRA, de l’ORSTOM ou du CNRS qui peuvent être en poste dans les DOM-TOM… Les colloques que cette association organisera pratiquement tous les ans, jusqu’à sa dissolution en 1981, pourront en effet avoir lieu en Afrique francophone, comme ce sera le cas en 1979, par exemple, avec le colloque d’Abidjan.
D’après ses statuts, cette association « a pour objet de promouvoir, coordonner, développer et diffuser les méthodes et les techniques de traitement de l’information dans les domaines de l’environnement, de l’aménagement du territoire, de la gestion globale et de la biosphère et de la protection de la nature » 1052 . Elle promeut ainsi fortement et explicitement « l’approche multidisciplinaire ». À la manière dont les statuts la présentent, ce serait l’informatique qui permettrait désormais de réaliser immédiatement cette multidisciplinarité tant désirée. En particulier, l’association se propose « d’harmoniser les méthodes de collecte et de traitement des informations écologiques de façon à les rendre compatibles et à les mettre en commun par le moyen de banques de données » 1053 . Or, parmi ses moyens d’actions, l’association prévoit la publication d’études régulières entreprises par l’association elle-même. Mais dans ces publications, il s’agira en fait souvent d’études méthodologiques financées quasi-exclusivement au départ par la DGRST et dont la publication n’aurait sans doute pas systématiquement été assurée par elle.
En 1973, Legay, qui, tout en travaillant pour la DGRST, enseigne depuis quelques années la méthode des modèles dans le cadre du certificat de MAB (Mathématiques Appliquées à la Biologie), voit là une occasion unique de publier « l’état actuel » 1054 d’un cours aux accents déjà nettement épistémologiques. Mais il le fait sous la forme d’un manifeste qui ambitionne d’être à la fois plus et moins qu’un manuel pour étudiants : « En publiant ce travail, nous affirmons un point de vue, nous soutenons une thèse. » 1055 Il s’agit là pour lui de présenter une thèse qui puisse répondre à la fois aux critiques formulées par des collègues scientifiques et à celles des philosophes que nous avons évoqués précédemment. Comme auparavant ses homologues anglo-saxons, Legay a en effet à faire face également à certaines critiques internes et déjà anciennes 1056 quant à la « méthode des modèles » : elle serait un paravent qui cacherait la disparition de toute méthode scientifique unique, donc rigoureuse et claire. La dispersion, la perte de l’unicité des formalismes manifesterait la perte de la rigueur scientifique. Dans les années 1950-1960 et dans le contexte anglo-saxon, les réponses à ce genre de critiques tendaient habituellement 1057 à prôner un raffermissement dans l’esprit des scientifiques d’un certain nominalisme ou positivisme au sujet de la valeur des formalismes : les modèles formels sont comme des noms, ils ne réfèrent pas à une idée qui existerait séparée, ils ne renvoient aucunement à une essence, ils ne sont donc pas à penser à l’image de théories essentialistes, ce sont des images certes, mais qui n’ont la valeur que de simples scénarios formels fictifs permettant le calcul ou l’action.
De son côté, même si Legay n’est pas entièrement convaincu par le projet d’apparence prometteur qui est à l’origine de l’association, les publications d’Informatique et Biosphère représente donc pour lui l’occasion de faire entendre publiquement un autre point de vue qui ne trouve pas encore de tribune pour s’exprimer en dehors de sa pratique de conseil au sein de la DGRST. C’est là la source de ce chapitre du livre de 1973, La méthode des modèles, état actuel de la méthode expérimentale. Il deviendra ensuite une référence pour un grand nombre de ceux qui se réclameront, en France, de la « méthode des modèles », notamment en écologie et en agronomie. Nous n’allons pas en reprendre dans le détail le contenu car nous en avons décrit la genèse partielle lors des années qui ont précédé. Mais comme il complète les premières formulations de Legay et qu’il constitue un point d’orgue dans la constitution de l’épistémologie des modèles en France, nous allons former ci-dessous un tableau-bilan des principales idées regroupées et mises en ordre par Legay en cette occasion. Ce dernier en jugera la forme suffisamment mature et aboutie pour décider d’utiliser encore des pans entiers de ce travail de 1973 dans son livre grand public de 1997, L’expérience et le modèle.
Mais avant d’en venir au contenu de ce travail, il est à signaler que Legay s’appuie considérablement sur un article de 1966 du médecin et biocybernéticien Jacques Sauvan, rencontré auparavant à Namur. Cet article, assez confidentiel, avait paru dans la revue Agressologie de Laborit sous le titre « Méthode des modèles et connaissance analogique ». Il se présente comme assez clair et complet, mais il est écrit dans une perspective quasi-exclusivement cybernétique. C’est donc bien lui qui incite Legay à employer désormais l’expression de « méthode des modèles ». Cette expression vient bien au départ de la seule pratique cybernétique de la modélisation. Par un effet de contamination et surtout du fait de cette volonté de fédérer les diverses approches en une méthode scientifique unique, Legay va l’étendre rétrospectivement et rétroactivement aux deux autres sources de modélisation mathématique en biologie. C’est un indice qui, à soi seul, montre combien Legay cherche et parvient à intégrer subtilement la vision cybernétique, la tradition biophysique et sa propre tradition fishérienne pour les faire consoner autour de sa thèse définitive. Comme nous le verrons, cette thèse du modèle-outil présentera de surcroît l’immense avantage de ne plus se prêter aux critiques des scientifiques hostiles ou des intellectuels néo-marxistes et de correspondre ainsi à certaines normes politiques et morales du temps. Mais voici en substance la forme quasi terminale de cette épistémologie :
Ce résumé appelle deux remarques. Tout d’abord, pour définir le cadre d’emploi de la nouvelle méthode expérimentale, Legay adopte au départ une conception clairement inspirée de la cybernétique et de l’analyse des systèmes. C’est surtout le cas pour la définition du « système » expérimenté, c’est-à-dire pour ce qui fait l’objet de l’expérience. Mais l’« expérience » elle-même, en revanche, est plutôt définie en référence avec la pratique fishérienne d’interprétation des données à travers un modèle. C’est pourquoi elle est conçue comme le fruit d’un travail et non comme une intuition première et non travaillée (influence de Bachelard et des néo-marxistes). C’est donc en particulier ici que Legay noue les fils respectifs des deux traditions de modélisation statistique et systémique. De plus, le modèle résultant d’un vrai travail de conception est à penser comme un « dispositif formel » de transformation des données, au sens de Badiou, mais non comme une image. Or, il est intéressant de noter que ce refus du modèle-image donne à l’auteur l’occasion de déployer un contexte de justification tout à fait surprenant, à première vue :
‘« C’est peut-être le plus grand service que l’on puisse rendre aux hommes d’aujourd’hui que de leur faire admettre le complexité de la réalité (y compris dans les domaines économiques et politiques). Se battre pour comprendre ou pour créer des structures plus complexes, c’est se battre pour un progrès mental. Dénoncer le modèle-image-de-la-réalité même auprès de ceux qui ont conscience qu’il s’agit d’une image simplifiée de la réalité, c’est dénoncer un concept primitif et idéaliste, c’est en même temps dénoncer un concept mécaniste. » 1068 ’Ce passage, très curieux du fait de cette envolée un peu déplacée dans un ouvrage de méthodologie scientifique, nous indique bien sans ambiguïté que les critiques des néo-marxistes ont été entendues, assimilées et reprises en partie 1069 . Legay y transforme continûment l’argument politique et philosophique en un argument épistémologique mais aussi ontologique : il faut rejeter le modèle-image au nom de la complexité de la réalité. En fait, il est essentiel de comprendre que l’appel à la reconnaissance de l’objectivité du monde extérieur tel qu’il avait été exprimé par Althusser a été transformé en un appel à la reconnaissance de sa complexité. Le contexte de justification, de philosophique qu’il était, devient plus méthodologique et donc plus recevable dans un contexte purement scientifique. Dans les deux cas, il s’agit d’en appeler à la reconnaissance d’une transcendance insurmontable de l’objet à l’égard du sujet, donc d’en appeler à la lutte contre l’idéalisme ou tout autre forme d’idolâtrie. Ainsi le modèle peut survivre et même prospérer en tant qu’outil mais seulement et pour peu qu’il porte toujours en lui les stigmates de son insuffisance à dire le tout de la réalité. Un certain spinozisme s’exprime là aussi en ce que la réalité immanente est dotée de l’attribut ordinairement divin de l’insondabilité. L’interdit classique de la représentation du divin semble alors assez logiquement s’imposer pour la « réalité », objet de science. Mais ce passage montre que cette « logique » est en fait surtout le fruit d’une décision et d’une invocation morale et politique : elle dépend donc bien aussi d’une représentation du monde propre à l’après-guerre, d’un esprit du temps. Il s’agit de fuir à jamais les idoles, toujours porteuses de simplisme, en retournant au travail du monde au cœur du monde lui-même.
Comme naguère le prônait l’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis pour l’accession à la piété et au salut, le travail scientifique doit consister à imiter l’éminence de la nature (sa complexité) par les actes réfléchis et personnels (l’interdisciplinarité et le modélisme perspectiviste et pragmatique) qu’on lui oppose et non par des contemplations figées ou par des images qui menacent toujours de nous plonger dans l’idolâtrie irrespectueuse. Dans ce contexte, comme dans celui des ordres mendiants puis des mouvements pré-réformistes dont on sait qu’ils se développèrent en partie pour compenser le déracinement du rapport sensible des fidèles au réel et à Dieu, tel qu’il fut occasionné par l’urbanisation croissante au bas Moyen-Âge 1070 , devant le semblable déracinement que vivent les scientifiques, l’emphase est portée non plus sur la théorie collective et unitaire, mais sur la praxis individuelle, seule chargée d’incarner la présence réelle de l’esprit de connaissance dans la nature, dans cette nature certes entre-temps désenchantée, mais d’autant plus étrange et transcendante. Que ce soit dans les doctrines théologiques qui ont préparé la Réforme ou dans l’épistémologie dialecticiste des modèles de la nature vivante, il s’agit bien toujours de réagir à un déracinement, non en y résistant, mais en l’assumant pieusement par le passage de la contemplation à l’action 1071 . Sans vouloir nous aventurer davantage ici dans l’étude de filiations intellectuelles lointaines, indiquons seulement que ce sont de tels parallélismes qui autorisent à voir découler en quelque manière la lutte épistémologique contemporaine contre l’idéalisme, de la constante lutte religieuse contre les idoles, cela du fait même d’un glissement corrélatif de l'ontologie vers un spinozisme plus ou moins explicite, c’est-à-dire vers une divinisation de la nature 1072 .
Voir [Legay, J.-M., 1973b], p. 149.
[Legay, J.-M., 1973b], p. 149.
[Legay, J.-M., 1973a], p. 7.
[Legay, J.-M., 1973a], p. 7.
Voir [Slobodkin, L. B., 1958].
Voir, par exemple, [Skellam, J. G., 1971].
[Legay, J.-M., 1973a], p. 26.
À titre de confirmation, notons que la bibliographie très riche de ce chapitre de livre contient tous les auteurs et les ouvrages dont nous avons parlé : Bachelard, Lénine, Althusser, Badiou, Fichant et Lecourt. Il n’y a, par ailleurs, aucun ouvrage d’épistémologie anglo-saxonne.
Voir [Chaunu, P., 1975, 1984, 1994], Tome I, pp. 254-260 et [Le Goff, J., 1977, 1984], pp. 105-108.
Sur la fréquente dérive de tout iconoclasme vers une survalorisation de l’action, voir [Mondzain, M. J., 1996], p. 98.
Pour une justification plus approfondie de cette hypothèse d’une sécularisation de l’iconoclasme judéo-chrétien dans l’épistémologie contemporaine, voir notre annexe B.