Conséquence de cette épistémologie pour la simulation sur ordinateur

Qu’en est-il dès lors de la simulation sur ordinateur ? Va-t-on autoriser l’idée qu’elle puisse servir à représenter la réalité ? Ou va-t-on confirmer l’intuition programmatique d’Informatique et Biosphère selon laquelle l’informatique sert essentiellement à stocker, à traiter et à faire circuler des informations ? L’ordinateur n’est-il qu’une machine à traiter de l’information ? Y a-t-il des expériences sur ordinateur ?

Sur ce point, Legay répond clairement dans une note de bas de page : « Une simulation ne peut être considérée comme une expérience, tout au moins au sens de recours à la réalité. » 1073 Il ne peut donc y avoir d’expérience sur ordinateur. Cependant, on sent ici que Legay voit immédiatement poindre l’objection des simulations cybernétiques et il se rend compte qu’il ne faut peut-être pas ranger la simulation dans la même catégorie que le modèle révélateur d’expérience : « mais la simulation n’est pas qu’une technique de production de phénomènes ; simuler n’est pas seulement ‘faire ce qui est avant l’expérience’, c’est aussi étudier des mécanismes possibles sur des faits réels. » 1074 La simulation serait donc une activité plus proprement théorique et, à ce titre, elle ne concernerait pas directement le renouveau de la méthode expérimentale par les modèles dont il est pourtant principalement question dans ce texte de 1973. Elle serait une technique heuristique de recherche de mécanismes explicatifs. Mais pourquoi dès lors parler de la simulation ? Legay ne lève pas l’embarras dans lequel il nous place à ce sujet. Car il va tout de même continuer à placer les simulateurs dans la catégorie des modèles. En fait, là encore, il adopte intégralement la classification cybernétique de Sauvan 1075 en décidant d’admettre que les simulateurs sont bien des modèles mais qu’ils ne le sont que par les seules performances apparentes 1076 . Plus loin, reprenant la distinction faite par Couffignal 1077 , dans un esprit également cybernétique, entre modèle physique (matériel) et modèle dialectique (appartenant à l’ordre d’un langage naturel ou formel), Legay évoque l’existence non pas d’ordinateur 1078 mais de « calculateur digital ». Or, du point de vue de la modélisation, une telle machine semble ne pas être facilement classable selon les critères de Couffignal : c’est un modèle physique mais à opérateur logique car, « pour programmer une machine digitale, il faut déjà connaître l’algorithme qui mène à la solution du problème envisagé » 1079 . Le langage y intervient donc de manière fondamentale ! Là aussi, la classification cybernétique à la manière de Couffignal semble échouer à clarifier réellement les choses : le programme informatique étant une sorte de physicalisation d’un modèle dialectique, une telle classification, trop grossière, ne devrait déjà plus tenir. Mais Legay s’efforce pourtant d’appuyer son argumentation sur elle.

En résumé, de même que la simulation n’est toujours conçue que dans un cadre cybernétique et théorique, la machine digitale se voit, pour sa part, cantonnée au rôle de calculateur, puis de transformateur et de classificateur de données en conformité avec l’orientation et la conviction des fondateurs d’Informatique et Biosphère et en continuité avec la perspective prioritairement informationnelle de la pratique fishérienne de la biométrie. Dans ce contexte précis de l’épistémologie de la modélisation mathématique, on constate donc une fois de plus que l’épistémè informationnelle a rencontré une relative unanimité et a pesé de tout son poids dans les réflexions méthodologiques comme dans les orientations scientifiques des années d’après-guerre 1080 .

Ajoutons que ce cantonnement au sujet du rôle de l’ordinateur sera longtemps relayé et même amplifié, notamment par les pouvoirs publics en France, durant toute la décennie de 1970. Et, de ce point de vue là, l’association Informatique et Biosphère n’est pas la seule à restreindre a priori les usages de l’informatique dans les sciences. Les scientifiques français, surtout dans les sciences humaines, sont alors nombreux à faire le pari d’une informatisation précoce et généralisée, au sens d’une fluidification des échanges informationnels, ignorant ou oubliant promptement les autres usages (en particulier la simulation) de l’ordinateur. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les documents contributifs annexés au rapport de Simon Nora et Alain Minc sur L’informatisation de la société française conçu et publié en 1979 sur une demande remontant à 1976 et faite par le Président de la République de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing : les histoires de l’informatique qu’on y trouve sont toutes orientées vers l’avènement d’une société où l’ordinateur servira de support pour un grand système informationnel. À aucun moment il n’y est question d’applications autres qu’informationnelles, même pour la recherche scientifique 1081 .

Notes
1073.

[Legay, J.-M., 1973a], p. 26.

1074.

[Legay, J.-M., 1973a], p. 26.

1075.

[Sauvan, J., 1966], p. 10.

1076.

[Legay, J.-M., 1973a], pp. 28-29.

1077.

[Couffignal, L., 1963], pp. 107-108.

1078.

Sans doute aussi parce que le mot « ordinateur » est alors déposé par la société IBM depuis mai 1954. Nous devons cette remarque à Girolamo Ramunni.

1079.

[Legay, J.-M., 1973a], p. 31.

1080.

Nous renvoyons au travail de Jérôme Segal sur la question (2003).

1081.

Voir la bibliographie sur la recherche et « Les aspects techniques de l’informatisation » réalisée sous la supervision de Mme Isabelle Félix, in [Nora, S. et Minc, A., 1978], volume d’annexes n°3, pp. 189-198. On y trouve les têtes de paragraphes suivantes : « a- Mini et micro-ordinateurs, b –Transmission de données, réseaux d’ordinateurs, télé-informatique, c- Bases de données, d- Recherche ». Le dernier paragraphe contient en tout et pour tout une seule référence à un article du CCRI (Comité consultatif pour la recherche en informatique) et prônant une politique de la recherche en informatique en France. Il a été publié en 1975 dans les Dossiers de la Recherche, La Documentation Française, n°1. L’accent est donc porté sur une conception de l’informatique comme dispositif technique et automatisé de traitement et de circulation des données.