La ramification du gui : un modèle pour l’épistémologie des modèles

Pendant ces mêmes années au cours desquelles Legay travaille à concevoir une épistémologie des modèles à la fois fédératrice et capable de répondre aux critiques de ses détracteurs, y compris de ceux qui appartiennent à la communauté des scientifiques, il poursuit également la conception de modèles morphologiques et de croissance pour l’œuf du ver à soie. En 1971, avec Robert Pernet, un collègue pharmacologue, il publie chez Acta biotheoretica un modèle mathématique de cet œuf. Le modèle est descriptif. Sa nature est purement géométrique. Grâce à des mesures réitérées et nombreuses effectuées au micromètre optique, Legay a en effet constaté la remarquable stabilité des proportions longueur/largeur et longueur/épaisseur de cet œuf. Il lui paraît donc possible d’en construire un modèle simple. Mais l’inconvénient de ce modèle de structure est qu’il ne vaut que pour l’œuf terminé : il ne permet aucunement de schématiser les processus conduisant à la structure finale. Comme la perspective de Legay reste avant tout explicative, au moins au niveau physiologique, il ne réutilisera donc plus ce modèle dans ses travaux futurs. Ce dernier restera une simple suggestion de description.

À la même époque, et pendant quelque temps encore, Legay ne perd pas de vue l’approche générale et en revanche déjà passablement explicative des processus de croissance que trois ans auparavant il avait mis en place pour l’article publié dans la revue de Rashevsky. Toujours en vue de clarifier et expliquer en partie les phénomènes de croissance en terme de reproduction cellulaire, et conformément à l’esprit d’un expérimentateur aguerri, il entreprend de se pencher sur des « processus de reproduction » dont on peut déjà mesurer expérimentalement et donc évaluer quantitativement les caractéristiques précises de reproduction entre générations : à savoir les processus de ramification tels qu’ils se manifestent de façon éclatante et mesurable chez les plantes. D’une certaine manière, mieux que tout autre phénomène vivant, une plante montre manifestement et maintient en permanence sous nos yeux toute l’histoire des « processus de reproduction » qui lui ont donné le jour. La « distance » temporelle s’y laisse lire et donc mesurer comme une « distance » spatiale. Elle est donc l’objet d’étude à privilégier dans un premier temps, si l’on veut tenter de spécifier le modèle général de croissance par reproductions de générations. Pour ces mêmes raisons de simplicité de procédure en vue du calibrage du modèle de croissance, Legay choisit une plante dont la morphologie est, dit-il, particulièrement « simple » 1082  : le gui. En 1970, un de ses étudiants, G. Cordier, a déjà travaillé avec lui à constituer un ensemble de mesures susceptibles de servir à la constitution d’un modèle de ramification précis pour cette plante. Dans ce cadre, Legay a été conduit à proposer un nouveau modèle de ramification qui l’oblige en fait à prendre nettement ses distances avec sa propre proposition générale de 1968. Ainsi ce travail sur le gui, au départ prometteur, manifeste plutôt la très faible applicabilité de son « modèle général » populationnel. Il contribue donc plutôt à renforcer en son esprit l’épistémologie instrumentaliste des modèles alors en pleine constitution. En 1971, Legay profite donc de l’occasion qui lui est donnée de publier de nouveau dans la revue de Rashevsky non pas pour prouver expérimentalement la pertinence de son modèle de 1968 (il ne le peut pas au vu de ses résultats empiriques) mais pour exprimer et démontrer dans un contexte scientifique précis son épistémologie désormais bien formée. À ce titre, le demi-échec de Legay dans cette question des modèles de croissance lui servira plutôt à confirmer aux yeux de ses collègues une épistémologie anti-représentationnaliste et instrumentaliste. Cet article de 1971 est donc intéressant et révélateur en ce qu’il ne limite pas à la publication d’un modèle partiel de ramification mais en ce qu’il présente un exemple d’usage des modèles sur lequel peut se saisir la pertinence de son épistémologie des modèles. Si bien que, du point de vue de Legay, ce modèle du gui est aussi un modèle pour l’épistémologie des modèles. Cet échec relatif lui apparaît fécond. Car le cas de la modélisation de la croissance des plantes se présente finalement à lui comme une pierre d’achoppement exemplaire pour toute entreprise de modélisation à visée représentationnelle. Il est pour lui l’occasion de confirmer une épistémologie des modèles qui, comme nous l’avons vu, dépasse par ailleurs ce seul cadre de la modélisation des plantes. Mais, comme le cas particulier de la modélisation de la croissance des plantes semblait a priori le plus favorable à l’approche théorique et représentationnelle, le fait qu’il fasse finalement échouer son projet d’une modélisation générale des phénomènes de croissance au regard des mesures et des tests statistiques vaut comme un argument a fortiori : si même les processus de reproduction les plus apparemment simples et manifestes, ceux de la ramification végétale, ne sont pas modélisables de façon univoque, il devrait en être a fortiori de même pour tous les autres « processus de reproduction ». C’est sans doute pourquoi Legay s’autorise à produire là de nombreuses remarques épistémologiques allant dans le sens de sa propre conception, désormais mature, des modèles et de leur usage. Et c’est pour cette raison même qu’il nous est crucial de revenir sur les résultats et arguments invoqués dans cet article d’autant plus que, par la suite, et ce n’est pas un hasard, il servira explicitement à l’agronome du CIRAD de Reffye à mettre en valeur sa propre approche par simulation et ce par contraste en quelque sorte avec l’approche et l’épistémologie de Legay.

Dans ce travail de 1971, Legay se propose dans un premier temps de confronter au test statistique le modèle général de ramification proposé par Rashevsky dès 1948 dans son ouvrage Mathematical Biophysics. Il s’agit d’un modèle reposant sur l’hypothèse que les contraintes métaboliques sont déterminantes dans la genèse d’une ramification végétale. On s’en souvient, elle consiste à admettre que le flux métabolique F dans un rameau de rayon r est proportionnel à la section de ce rameau :

F = K r2

Legay montre alors que l’on peut en déduire ce qu’il appelle un « modèle de Rashevsky généralisé » en supposant que cette hypothèse est valable à chaque rang de ramification. Il suffit pour cela de considérer que le flux métabolique total se conserve. Si au rang 1 on a n1 rameaux de rayon r1, dans chaque rameau, on a un flux métabolique égal à F/ n1 auquel on peut par ailleurs appliquer la même hypothèse de modélisation :

F/ n1 = K r1 2

Dès lors le modèle se déporte sur la relation entre les rayons des rameaux successifs :

ri 2 = ni+1 ri+1 2

Legay précise que cette relation est simple et que c’est pour cette raison même qu’elle est « vérifiable » 1083 . Le « contrôle expérimental » 1084 est effectué sur 27 échantillons de gui prélevés sur divers arbres hôtes. Il est mené au moyen d’un test statistique de type χ2 et il conduit à rejeter massivement le modèle métabolique généralisé.

C’est à partir de ce rejet de l’hypothèse purement métabolique que Legay se propose d’introduire un modèle populationnel qui soit prioritairement sensible au nombre de ramifications à chaque rang. Or, c’est précisément cela qu’il appelait, en 1968, l’« ordre » de la « relation de reproduction » 1085 . Même s’il ne le présente pas explicitement ainsi, son objectif est donc d’essayer de voir si son modèle cellulaire à perspective populationnelle et générationnelle ne vaudrait pas mieux que celui de Rashevsky. En fait, les mesures effectuées sur le gui lui montrent que les ramifications ne sont pas toujours de même « ordre » : elles ne sont pas toujours binaires (seulement à 67 %) et les mesures statistiques montrent que le nombre de rameaux dépend de façon significative à la fois de l’espèce de l’arbre hôte et du rang de ramification du rameau porteur. Legay en conclut que « l’hypothèse d’une ramification binaire serait donc assez grossière » 1086 . Or, même s’il ne le précise pas de nouveau ici, une grande partie de l’intérêt de son « modèle général » des relations de reproductions de 1968 reposait sur la possibilité de calculer analytiquement le nombre de rameaux à chaque génération à condition que certaines hypothèses supplémentaires, comme la constance de l’« ordre » de ramification, c’est-à-dire du nombre de rameaux, soient valables. Il lui faut donc rejeter l’idée que l’on puisse utiliser son étude théorique préalable. Pour des raisons de non-calculabilité cette fois-ci, son « modèle général de reproduction » fondé sur une perspective populationnelle ne se trouve pas plus utilisable que le modèle métabolique généralisé de Rashevsky. Sur cet exemple précis, nous voyons donc bien que c’est en recourant à de telles analyses biométriques de terrain que Legay se persuade que ce genre d’hypothèse de calcul a priori est en général intenable. Devant ces résultats empiriques, Legay est conduit une fois de plus à se confirmer dans l’idée que les modèles généraux calculables sont de ceux qui ne sont pas précisément calibrables au moyen d’une étude biométrique. Ces modèles lui paraissent servir au mieux à indiquer de nouvelles variabilités, autrement inaperçues.

Toutefois, devant le cas du gui, Legay ne renonce pas encore tout à fait à recourir à une approche populationnelle. Il opte ainsi pour le test d’un « nouveau modèle » 1087 qui lui est suggéré par un calcul simple effectué à partir des tableaux de mesures 1088 disponibles, le calcul du volume total des rameaux engendrés à chaque génération. Legay constate sur les données biométriques que ce volume est relativement constant en moyenne. Il en induit donc une nouvelle hypothèse théorique : « La quantité de matière vivante qu’un organisme comme le gui est capable de synthétiser dans un temps donné est approximativement une constante. » 1089 Comme son « modèle général » de reproduction de 1968, cette hypothèse de modélisation de 1970-1971 concerne le niveau d’interprétation physiologique de la croissance. Cette approche ne va certes plus considérer la population des branches mais plutôt la quantité de matière vivante, c’est-à-dire en quelque sorte la population des cellules engendrées à chaque laps de temps : comme dans le cas de la première proposition de 1968, « il s’agit d’une hypothèse qui se place davantage au niveau de la physiologie cellulaire (capacité de multiplication) qu’à celui des contraintes mécaniques et métaboliques comme le faisait le modèle de Rashevsky » 1090 . Legay étudie alors systématiquement le rapport du volume des rameaux de rang i sur la somme des volumes des rameaux de rang i+1. Il procède ensuite à un test de signification de type t de Student sur la loi des variations de ce rapport autour de la valeur théorique de 1 ; et il obtient un tableau où les différences obtenues sur les divers échantillons sont la plupart du temps non significatives. Ce modèle se révèle donc meilleur que celui de Rashevsky et que son propre « modèle général » de 1968. Mais il oblige à faire la distinction entre la croissance en extension correspondant au phénomène de ramification proprement dit (population des branches) et la croissance en densité « qui se traduit par un phénomène d’homothétie appliqué à chaque élément du système » 1091 (population des cellules). Donc tous les points de vue ne peuvent être adoptés en même temps si l’on veut disposer d’un modèle précis.

Notes
1082.

[Legay, J.-M., 1971], p. 388.

1083.

[Legay, J.-M., 1971], p. 388.

1084.

Selon les termes mêmes de Legay, [Legay, J.-M., 1971], p. 388.

1085.

À distinguer donc de l’ordre de ramification.

1086.

[Legay, J.-M., 1971], p. 391.

1087.

« Il est intéressant de remarquer que les volumes restent relativement constants en moyenne, tout au moins pour les niveaux où l’effectif est suffisamment important. Cette observation nous a conduit à imaginer un nouveau modèle », [Legay, J.-M., 1971], p. 394.

1088.

Dont Legay ne nous dit jamais s’ils sont traités par ordinateur, ce que l’on peut supposer au vu de la quantité de nombres impliqués.

1089.

[Legay, J.-M., 1971], p. 394.

1090.

[Legay, J.-M., 1971], p. 395.

1091.

[Legay, J.-M., 1971], p. 399.