Bilan : la non existence du modèle unique

Legay en conclut que cette enquête qui l’a mené du modèle de Rashevsky au modèle du volume moyen des rameaux a nécessité le passage d’une approche morphologique à une analyse des processus physiologiques de croissance qui conduisent à cette morphologie : son « nouveau modèle » peut en effet être interprété comme un modèle explicatif de croissance et pas seulement comme un modèle de morphologie. Ce modèle lui-même n’est pas exempt de défaut et il se révèle approximatif à l’analyse. Pour Legay, c’est bien le signe que si l’on veut disposer de modèles à la fois calculables et calibrables sur des données de terrain, il faut préciser à quoi ces données peuvent être utilisées et ainsi restreindre a priori ses prétentions et ses objectifs d’intervention. Il faut tout d’abord adopter une « base » interprétative bien distincte, qu’elle soit métabolique comme dans le cas de Rashevsky ou bien physiologique comme dans son propre cas. Aucune base d’approche n’est en soi préférable à une autre : tout dépend de l’objectif visé. Voici alors dans quels termes Legay indique la leçon épistémologique qui doit être finalement retenue de ce genre de demi-succès ou demi-échec :

‘« L’intérêt d’une telle étude est pour moi d’être un exemple du fonctionnement d’un modèle mathématique en tant qu’instrument intellectuel de recherche 1092 . Le problème n’est pas bien entendu de savoir si le modèle de Rashevsky est meilleur que le mien. À mon avis ce genre de question est sans fondement. Un modèle, s’il est un bon outil, doit nous permettre de découvrir des faits nouveaux. Le modèle de Rashevsky nous a permis d’amorcer l’exploration de la structure d’une plante comme le gui ; notre modèle, construit sur d’autres bases, a permis de saisir d’autres aspects de la réalité […] En résumé nous voyons qu’il n’est pas possible d’envisager un seul modèle pour l’étude du phénomène de ramification. Malgré l’apparente simplicité morphologique du résultat, ce phénomène met en cause d’innombrables mécanismes dont nous constatons seulement à première vue un bilan global […] Devant la multiplicité des problèmes soulevés, on voit bien qu’aucun modèle ne peut rendre compte de la réalité. Ni les relations (1) ou (2) [du modèle de Rashevsky], ni (7) ou (9) [du modèle de Legay], ni d’autres ne peuvent décrire la réalité biologique dans toute sa complexité. On notera cependant l’efficacité de relations aussi simples dans l’exploration de cette réalité. En outre, elles nous suggèrent des expériences nouvelles ; elles font progresser nos connaissances dans des directions qui ne sont pas quelconques et qui correspondent précisément aux aspects envisagés par ces modèles.’ ‘Ceux-ci sont des instruments finalisés de notre recherche. » 1093

C’est donc par ces mots on ne peut plus clairs que se termine l’article de 1971 sur le modèle de ramification du gui. Nous citons longuement ce passage car il montre qu’entre 1968 et 1971, la maturation contemporaine de l’épistémologie de Legay se ressent explicitement jusque dans ses publications scientifiques elles-mêmes. Il n’est pas indifférent pour notre problématique de constater que, dans un esprit biométrique attaché de surcroît, à la suite de Teissier et Grassé, au niveau physiologique des phénomènes vivants, la modélisation de la ramification et de la croissance des plantes constitue comme une pierre d’achoppement exemplaire pour tout projet scientifique qui tenterait de concevoir encore la modélisation comme une représentation, c’est-à-dire ici comme une reproduction du phénomène naturel dans toute sa complexité. Pour Legay, dans ces années-là, la problématique morphologique et morphogénétique constitue un cas exemplaire de résistance à la modélisation représentationnelle. Or, nous aurons l’occasion de voir comment l’approche par simulation a en un sens contourné ces interdictions programmatiques (qui se présentaient comme des innovations épistémologiques et idéologiques) sur le matériel même à partir duquel Legay avait bâti sa démonstration qu’il voulait si générale : la morphogenèse des plantes.

Notes
1092.

On retrouve ici l’idée développée notamment par l’école roumaine de cybernétique.

1093.

[Legay, J.-M., 1971], p. 400.