Conclusion. Multiplication et dispersion des formalismes

Finalement, ce qui caractérise cette deuxième époque, qui va donc de l’émergence de l’ordinateur au tout début des années 1970, c’est un ensemble de traits que nous sommes désormais à même de dégager. Tout d’abord, la simulation numérique de la morphogenèse y apparaît très tôt mais de manière polymorphe : en fonction des auteurs, ce sont différentes pierres d’achoppement qui sont à chaque fois retirées du chemin de la modélisation de la morphogenèse végétale. Chaque simulation étend le pouvoir du formalisme selon une ou deux dimensions jusque là inaccessibles, guère plus. Aucune simulation à elle seule ne peut aller jusqu’à toucher l’empirie pour promettre une calibration effective. Toutes ces simulations restent donc autant de modèles théoriques, qualitatifs, et seulement suggestifs, au même titre que les modèles mathématiques qui leur sont contemporains et qui prétendent toujours expliquer, que ce soit ceux de la biophysique, de la biotopologie, de la biologie relationnelle, de la topologie différentielle ou de la thermodynamique des structures végétales. Dans ce cadre, l’ordinateur est un simulateur d’allure. Il reproduit des formes qui font penser à des formes naturelles. La ressemblance n’est que vague et reste purement qualitative. Du côté des formalisations théoriques ou spéculatives, qu’il s’agisse des modèles ou des simulations, la dispersion que nous annoncions est donc bien la règle. Mais c’est la dispersion de pures intentions, de spéculations et de gestes mathématiques sans guère de prise sur le monde des plantes.

Quant à la modélisation de terrain, celle qui a une prise sur le réel, la dispersion et la diversité sont justement sa méthode, son credo. Fille d’un temps où les idéologies semblent devoir s’effriter, où l’on a le sentiment d’avoir appris que le monde naturel comme le monde humain est complexe, et que leurs interactions le sont de fait encore plus, la « méthode des modèles » permet de ne pas se faire des idées et de se promettre de travailler le monde selon ce nouvel esprit de liberté, âpre, mais tellement responsabilisant, de l’après-guerre. Pour des suivis de production, pour des plans d’expériences multifactorielles, pour des améliorations de conduites culturales, pour des problématiques de gestion de fléau, les modèles biométriques et pragmatiques fonctionnent. Ils sont conçus pour cela. Et pourtant, ils achoppent sur des suivis de morphogenèse à l’échelle de la plante individuelle. Tout au moins, ils n’échouent pas tout à fait : ils font voir là plus que jamais le caractère désormais inéluctablement perspectiviste et sélectif du modèle mathématique. C’est que tout ne peut y être formalisé en même temps. Et ce qui pourrait apparaître ici comme un défaut du modèle, on décide de l’interpréter comme une qualité de la nature, comme la preuve que l’on a bien à faire à elle, à son insondabilité comme à son infinie complexité.

Ces modèles pragmatiques sont sélectifs dans leur perspective. Ils sont de surcroît mutuellement exclusifs : rien de plus normal, pense-t-on, que cette dialectique, que cette contradiction de la représentation et de l’action. L’ontologie dialectique, spécifiquement à l’œuvre chez les biologistes, déplace l’infinité de la transcendance perdue vers l’infinité des dimensions de l'opération praxique de l’homme sur le monde, de l’homme sur lui-même, œuvrant à même le monde. Quant aux modèles théoriques, quand on est de ceux qui s’y consacrent, on en déteste la diversité tout en contribuant à l’augmenter néanmoins. Ainsi cherche-t-on à les rendre non pas exclusifs mais plutôt mutuellement absorbants. Les formalismes de la biologie théorique cherchent ainsi à se réduire les uns aux autres dans le secret espoir qu’il n’en reste plus qu’un seul à la longue. Dans ces œuvres de résistance à la dispersion, la recherche d’une monoformalisation est le substitut de la recherche d’un enracinement. D’un côté donc, une assomption tranquille de l’inconsistance des modèles pour peu qu’ils promettent et promeuvent l’action humaine, de l’autre un refus inquiet de cette dispersion car elle annonce une insignifiance, une perte de sens face au monde, en particulier pour ceux que l’ontologie dialectique, le positivisme ou le nominalisme indisposent.

Pour tous cependant, la nature n’est plus écrite en langage mathématique. Mais pour tous aussi, de par sa certaine transcendance, elle est devenue l’équivalent du Dieu révélé de la Bible de naguère. En recherche d’unité, les biologistes théoriciens lui appliquent encore la matrice biblique et monarchique d’avant toute réforme, au risque de tomber dans l’idolâtrie. De leur côté, refusant l’hégémonie d’une représentation figée par l’institution d’un formalisme unique, les biologistes pragmatistes se croient plus habiles car émancipés de ce risque. Ils optent pour une attitude aux consonances passablement franciscaines ou calvinistes : comme ils ne croient plus guère à l’autorité ni au privilège d’un enracinement unique des formalismes dans les choses, il s’agit pour eux de briser l’institution unique du formalisme mathématique comme on a, autrefois, relativisé ou brisé l’Eglise. En fait, sur la nature elle-même, ils appliquent non plus la « matrice biblique », d’un seul livre, d’une seule formulation et d’un seul discours, mais ils appliquent encore ce que le philosophe contemporain Robert Damien appelle la « matrice bibliothécaire » : celle de tous les livres et de tous les discours possibles. Ils rejoignent ainsi sur le plan épistémologique la longue liste des déplacements antérieurs des représentations judéo-chrétiennes face aux déracinements et à la dispersion des discours humains portés sur la nature divine 1094 . Voilà donc le tableau à la fois spirituel et ontologique d’une époque qui, pour diverses autres raisons aussi (mutation des demandes sociales à l’égard de la science dans l’après-guerre, limitation des capacités des instruments et des formalismes, choix idéologiques) se construit, avec une relative cohérence, une épistémologie consensuelle de la dispersion des représentations.

Quant à l’avenir prochain de cette situation dans le domaine précis de la modélisation de la forme des plantes, on peut déjà en déceler une orientation dans le souci croissant et tout de même assez partagé d’une plus grande fidélité aux détails de l’organisme. Ainsi, il est à signaler que la pensée populationnelle dans laquelle Legay avait été élevé, et dont on a vu qu’il l’avait lui-même judicieusement appliquée à la morphogenèse, ne sera pas pour rien dans l’inflexion qui se produira par ailleurs vers les pratiques de simulation au cours de la décennie de 1970. Le choix d’adopter peu ou prou une telle approche populationnelle et/ou cellulaire pour traiter des phénomènes de croissance rencontrera en effet d’autres adeptes à la même époque, notamment à partir du travail de certains botanistes. Mais, comme nous allons le voir tout de suite, et là sera toute l’immense différence avec le travail de Legay, ils insisteront en priorité sur le côté cellulaire et non sur le côté populationnel : ils attendront avant d’en passer à une approche populationnelle au sens strict. C’est-à-dire qu’ils ne procéderont pas d’abord par analyses et dénombrements statistiques, selon la recherche de comportements moyens. Ils se pencheront davantage et plus longuement sur les comportements individuels et différenciés des cellules ou des organes élémentaires de manière à voir si une modélisation mathématique de leur multiplication à la fois constructive, calculable et calibrable n’en serait pas possible à cette échelle. C’est qu’une croissance d’un organisme pluricellulaire n’est pas assimilable à une multiplication d’unicellulaires : de par la différenciation cellulaire, l’hétérogénéité y est la règle. Il faut aller au-delà du premier travail d’Eden. Et dans cette direction-là, l’ordinateur n’a pas encore dit son dernier mot.

Notes
1094.

Voir [Damien, R., 1995], pp. 310-312.