Troisième époque : la convergence

Introduction. De la diversité des convergences à l’unité d’une méthode

Après six longues années de silence, les travaux de simulation d’Eden vont susciter une première réponse du côté de la biologie. Comme nous le verrons, c’est un biologiste théoricien, au départ biophysicien moléculaire, qui va considérer un à un les rameaux d’une plante ramifiée et les faire simuler graphiquement sur le même ordinateur qu’Eden, et selon une procédure stochastique semblable à celle que ce dernier utilisait dès 1959. Mais un tel transfert nécessitera des amendements très instructifs. Ce sera la première collaboration effective entre un ingénieur électronicien (et statisticien) et un biologiste des plantes autour d’une machine graphique programmable et d’une méthode de simulation. Nous tâcherons de comprendre comment cette première convergence et ce premier transfert de méthodes et de concepts ont pu avoir lieu, ce qui les a déterminés et les suites qu’ils ont connues.

Par ailleurs, et comme on peut s’y attendre, ce sont des problématiques de biologie moléculaire qui vont, les premières en biologie, susciter l’idée de procéder par la modélisation des cellules individuelles dans leurs comportements différenciés. Dès lors, assez vite, et dans un tout autre esprit que celui d’Eden, certains botanistes tenteront d’emboîter le pas à ces « simulations moléculaires », en tâchant de procéder à des simulations de plantes que l’on pourrait dire également « cellulaires » à leur échelle. Ce sera la période de la modélisation logiciste ou algorithmique des algues qui mènera à quelques essais de simulations graphiques sur ordinateur.

Enfin, un peu plus tard, ces premières convergences avec le substrat biologique, encore locales, assez formelles et non opérationnelles, sembleront elles-mêmes se précipiter, converger puis cristalliser autour d’une méthode de modélisation par simulation sur ordinateur qui conduira, quant à elle, à la mise au point du premier outil opérationnel, dès 1979. Avec cette dernière convergence, la simulation des plantes individuelles, dans leur forme et leur croissance, aura alors définitivement quitté la spéculation. Elle sera vraiment descendue sur le terrain des sciences et techniques de la vie et de l’environnement. En conséquence, fidèle à notre projet d’enquêter sur les effets techniques et épistémologiques de l’ordinateur dans la modélisation récente de la forme des plantes, comme dans le statut de ses formalismes, nous concentrerons un moment notre attention sur le contexte politique et institutionnel qui a vu naître cette option tout à la fois conceptuelle et instrumentale. Une telle focalisation mettra en lumière le rôle pionnier d’un laboratoire français du CIRAD. Les autres approches n’y seront certes pas oubliées. Mais nous leur donnerons un rôle moindre que précédemment car elles n’ont pas manifesté de changements profonds, en tout cas internes, dans les deux décennies qui ont suivi. Elles ont longtemps joué le rôle de simples alternatives spéculatives avant de s’agréger pour certaines, très récemment, à cette méthode française de simulation, pour devenir, elles aussi, opérationnelles sur le terrain.

Il est un dernier point majeur à accentuer : cette convergence dernière sera polymorphe. Elle conservera la diversité des approches, mais autour d’un même outil logiciel. Elle n’aura donc pas la nature des convergences absorbantes antérieures que l’on a connues en biologie théorique et qui procédaient par l’assimilation de formalismes les uns aux autres, mais plutôt celle d’une convergence agrégeante et concrétisante. Comment cela a-t-il été historiquement possible ? Quel glissement cela a-t-il supposé pour la méthode des modèles et pour son épistémologie ? Telles seront les dernières questions que nous poserons à l’histoire récente en ce domaine.

Suivons donc d’abord l’émergence des premières simulations à vocation de réalisme. Elles sont d’inspiration géométrique et probabiliste pour les unes, logiciste pour les autres, mixte pour les troisièmes. Voyons en quoi elles rompront fondamentalement avec les usages purement informationnels ou communicationnels de l’ordinateur comme avec l’épistémologie pragmatique ou praxique du modèle perspectiviste. Ces simulations menées à bien par des biologistes sont les premières à s’être rapprochées du terrain. Elles ne seront pas les dernières. En même temps que cette série de jonctions avec l’empirie, on verra s’ouvrir une époque de convergences de multiples natures. Mais encore faudra-t-il pour cela qu’une problématique agronomique sonde les limites de l’habituelle modélisation statistique et qu’elle s’empare de la simulation pour la faire servir à des desseins pragmatiques. Encore faudra-t-il aussi qu’elle s’approprie conjointement une avancée récente dans les concepts de la botanique qui servent à la classification systématique des architectures de plantes. Toutes choses contingentes qui demandent un contexte, des institutions, des personnes mais aussi des rencontres de hasard dont il nous faudra restituer et comprendre l’entrelacs. Alors seulement, la simulation pourra sembler devenir progressivement une plate-forme intégratrice de modèles dispersés comme elle semblera aussi, et de plus en plus, favoriser la convergence entre disciplines elles-mêmes, et entre problématiques naguère cloisonnées. Tel nous apparaîtra le mouvement d’ensemble de cette troisième époque de l’histoire récente de la modélisation de la croissance et de la forme des plantes : un mouvement de convergences multiples.