Chapitre 16 – Simulation probabiliste de formes biologiques ramifiées : Dan Cohen (1967)

Avec le travail du biologiste israélien Dan Cohen, on assiste à la première appropriation de la simulation discrétisée et sur ordinateur par la biologie. Toutefois, avec Cohen, cette appropriation est encore le fait d’un certain versant théorique de la biologie. Au-delà de la représentation déjà assez réaliste de la ramification végétale, ce qui intéresse Cohen, c’est avant tout la possibilité de mettre en forme un argument de nature théorique et générale sur les processus de morphogenèse. En ce qui concerne sa trajectoire professionnelle, Cohen, comme la plupart des acteurs dans cette histoire de l’émergence de la simulation, a eu un parcours interdisciplinaire. De manière assez peu commune, il est en effet passé de la physiologie et de la biochimie des plantes à la modélisation de leur croissance puis, plus récemment, à des questions d’écologie évolutionnaire.

Dan Cohen s’était en effet formé auparavant dans le domaine de la physiologie des plantes. Dans un contexte de biophysique moléculaire, il avait d’abord travaillé avec le professeur Benzion Ginzburg sur les transports d’ions dans les membranes cellulaires. Sa thèse, soutenue à Oxford en 1960 1095 , portait spécifiquement sur l’existence de liaisons entre des ions Rb+ (rubidium) et des cellules de Chlorella. Il y montrait que le rayon de l’ion jouait un rôle déterminant dans ces liaisons. Mais, à cette époque, ce genre de recherche le laisse sur sa faim. Il avoue être bien plus attiré par des travaux sur le fonctionnement et l’évolution de l’organisme conçu comme un tout 1096 . Très vite après sa thèse, il réoriente donc ses centres d’intérêts en conséquence. C’est à ce moment-là qu’il prend la mesure de l’importance de la modélisation mathématique pour la caractérisation des processus biologiques complexes et évolutifs. Au début des années 1960, le linguiste et logicien Y. Bar-Hillel (1915-1975), alors célèbre collègue et collaborateur de Carnap 1097 , lui conseille de s’intéresser à la cybernétique et, pour compléter sa formation, de rejoindre un temps le laboratoire que Heinz von Foerster a fondé en 1958 1098 à l’Université de l’Illinois, le BCL (Biological Computer Laboratory) 1099 . Ce laboratoire fonctionne en effet beaucoup à partir de collaborations et d’invitations de ce type. C’est une manière pour von Foerster de continuer à faire vivre le projet cybernétique, certes entre-temps modifié par l’importance qu’il avait accordé au rôle du bruit comme créateur d’ordre et à l’auto-organisation qui en résulte 1100 . Pendant l’année 1964, Dan Cohen y occupe donc le poste de chercheur associé auprès de Heinz von Foerster. Aux dires de Cohen lui-même, von Foerster l’aurait « aidé à définir les problèmes de base et les processus de l’utilisation optimale de l’information dans un environnement incertain » 1101 . C’est bien en tout cas cette notion d’usage optimal de l’information biologique en milieu incertain qui définira le cadre futur de ses recherches en écologie évolutionnaire 1102 . À partir de ce moment-là, Dan Cohen prend l’habitude systématique de s’entourer de mathématiciens plus aguerris à la manipulation des modèles mathématiques, comme plus tard ses collègues Simon Levin de Cornell puis Princeton, et Yoh Iwasa de l’université de Kyushu au Japon.

En 1967, son désir de formation interdisciplinaire et de collaboration le retrouve encore aux États-Unis, mais cette fois-ci au RLE (Research Laboratory of Electronics) du MIT. C’est là qu’il rejoint Murray Eden. Même si nous n’avons pas de document attestant de ce lien, nous pouvons supposer qu’une fois encore, Bar-Hillel, bénéficiant de ses liens constants et privilégiés avec les linguistes du « département des langues modernes » du MIT, dont Morris Halle lui-même, a introduit Dan Cohen aux travaux communs de Halle et Eden et l’a ensuite appuyé pour venir dans cette structure du MIT. Un biologiste n’aurait peut-être pas spontanément découvert 1103 les publications d’Eden. Comme cela a été précédemment évoqué, en 1967, Dan Cohen reprend alors en partie le même modèle que Murray Eden, mais en bénéficiant cette fois-ci des crédits du Joint Services Electronics, de la US National Science Foundation, de la NASA mais aussi des National Institutes of Health 1104 .

Notes
1095.

Pour ces indications biographiques, voir [Cohen, D., 2000].

1096.

[Cohen, D., 2000], p. 2.

1097.

En 1955, Bar-Hillel et Carnap s’étaient notamment illustrés en critiquant les abus du recours à la notion vague d’information qui avaient déjà été commis en leur temps, notamment pour exprimer des problèmes de nature sémantique et pour permettre ainsi aux sciences humaines d’enrôler cette notion fourre-tout avec son outillage mathématique. Pour un récit circonstancié et critique de cette épisode, voir [Segal, J., 1998], chapitre 11.

1098.

Voir [Müller, A., 2000], p. 3.

1099.

Pour une histoire de ce laboratoire, voir [Segal, J., 1998], chapitre 7, [Müller, A., 2000] et [Goujon, P., 1994a].

1100.

Albert Müller rend compte de cette stratégie dans son « histoire du BCL » [Müller, A., 2000], p. 4.

1101.

”Heinz helped me to define the basic problems and processes of the optimal use of information in uncertain environments”, [Cohen, D., 2000], p. 1.

1102.

Voir sa bibliographie in [Cohen, D., 2000], pp. 3-5.

1103.

Il est toutefois également probable qu’en étant en poste au BCL, Cohen ait eu lui-même entre les mains les actes du quatrième symposium de Berkeley sur les mathématiques statistiques et les probabilités. C’est dans ces actes, publiés en 1960, que l’on trouve l’article d’Eden sur la croissance des formes.

1104.

Voir [Cohen, D., 1967], p. 248.