Une enquête de faisabilité sur ordinateur

Pendant, ces années 1966-1967, Cohen travaille donc avec Eden, dans le même laboratoire que lui, et bénéficie également de la technologie du calculateur TX-2. À la différence d’Eden cependant, Cohen est un biologiste et sa problématique reste biologique : il demeure attaché au département de botanique de l’Université Hébraïque de Jérusalem. De son point de vue, il perçoit l’intérêt théorique des premiers travaux de Murray Eden pour la biologie mais il envisage de les améliorer en s’efforçant de retrouver certains concepts propres à la morphologie botanique et à l’embryologie de l’époque, notamment celle de Conrad Hal Waddington. La question précise que se pose Cohen est en effet celle de savoir s’il est possible de tester théoriquement l’hypothèse waddingtonienne d’une morphogenèse conçue comme le fruit d’un « ensemble hiérarchiquement ordonné d’interactions entre des gènes, des produits de gènes et l’environnement extérieur » 1105 . Cohen fait ici allusion à la notion de « paysage épigénétique » que Waddington avait introduite en 1957 dans son The strategy of the genes 1106 en adaptant à l’échelle de l’ontogenèse la notion antérieure de « paysage adaptatif » de Sewall Wright (1932).

L’intérêt de Cohen est donc de valider un argument théorique à valeur très générale : ce faisant, il commence à relier ainsi ses propres questions d’écologie évolutionnaire à cette problématique morphogénétique de l’épigenèse telle que Waddington l’avait précédemment réintroduite en embryologie. Sans volonté de calibrer précisément son modèle de morphogenèse sur des cas réels, il veut montrer une faisabilité à un niveau très général : la faisabilité pour les êtres vivants d’une croissance et d’un développement évolutifs et adaptatifs sans besoin de recourir à des lois d’une complexité excessive, cette complexité étant exprimée chez lui en terme d’« information ». Selon lui, si on arrivait à écrire un programme informatique « minimal » mettant en œuvre des règles de génération « les plus simples possibles » 1107 pour des formes ramifiées déjà assez réalistes globalement et qualitativement (à l’œil), on pourrait considérer qu’on a accru la plausibilité de l’hypothèse épigénétique de Waddington et donc, avec elle, les postulats analogues de l’écologie évolutionnaire, si l’on peut traiter, en première approximation, le monde organique à l’image d’un organisme unique. Ce qui serait faire retour vers la notion voisine de Sewall Wright.

Notes
1105.

”Several lines of evidence suggest that the overall pattern of differentiation and morphogenesis in living organisms is produced by a hierarchically ordered set of interactions between genes, gene products and the external environment”, [Cohen, D., 1967], p. 246.

1106.

Il suggérait de reprendre l’approche du généticien Sewall Wright telle que ce dernier l’avait proposée dans son célèbre article sur l’évolution dans des populations mendéliennes de 1931. Wright s’opposait alors à l’approche de R. A. Fisher. Pour une restitution fine du débat et des idées de Wright en particulier, voir [Gayon, J., 1992], pp. 350-367. De même que Wright montrait la possibilité d’« émergences » à l’intérieur de populations (même si ce terme le gênait de par son côté mystique : voir [Wright, S., 1931], p. 154), Waddington suggéra que les caractères, dans le phénotype, procèdent d’un mécanisme similaire d’« émergence ». L’expression « paysage adaptatif » ne fut proposée par Wright qu’en 1932.

1107.

[Cohen, D., 1967], p. 246.