Des classes d’éléments hiérarchiquement organisés et sensibles à l’environnement

Il s’agit donc bien de faire dessiner une structure ramifiée par un calculateur connecté à une table traçante. Cohen reprend alors l’approche probabiliste d’Eden pour la branchaison. Mais, pour bien faire apparaître l’utilité, d’un point de vue de biologie théorique, de ce qu’Eden appelait l’apparition d’une « dissymétrie », il propose de prendre en compte ce qui s’appelle, en embryologie organiciste, un « champ de densité » morphogénétique. C’est notamment dans cette substitution terminologique que se situe la clé du transfert de la simulation de l’analyse combinatoire vers la morphologie biologique, chez Cohen. Cette notion de « champ » avait précédemment été introduite en embryologie en 1932 par J. S. Huxley 1108 . Prenant lui-même déjà modèle sur la notion physique de champ, Huxley avait ainsi voulu généraliser la notion de gradient (dont on se souvient qu’elle est due originellement à C. M. Child, 1916) en ne privilégiant plus une direction axiale précise 1109 . Elle avait été ensuite reprise par Waddington pour expliquer des phénomènes embryologiques apparentés à ce principe, déjà ancien en botanique, de la pousse dans le plus grand espace libre.

Or, et ce point est d’importance, si Cohen veut rendre compte de ce champ avec la technique simulatoire d’Eden, il ne peut se contenter de sa grille de cellules carrées. Il considère donc le plan géométrique muni d’une résolution spatiale, pourrait-on dire, plus petite. Il prend ainsi en compte les 36 points qui avoisinent le point initial de la croissance ou de la branchaison éventuelle et qui sont écartés chacun d’un angle de 10° (car 36*10° = 360°). Chacun de ces 36 points directionnels se voit affecté d’un « champ de densité » qui est calculé à partir des distances de ce point aux autres éléments de l’arbre en construction 1110 . Ces 36 points pondérés désignent alors ensemble une direction de pousse préférentielle variable pour chaque départ de pousse potentielle 1111 . Après la forte discrétisation d’Eden, Cohen se voit donc significativement dans l’obligation de re-géométriser l’espace de la morphogenèse biologique. Cette re-géométrisation de l’espace signifie que Cohen ne voit pas comment faire dessiner une plante suffisamment réaliste dans sa forme s’il s’en tient à une approche cellulaire grossière : il resserre les mailles du réseau et il retient donc surtout la formalisation probabiliste.

La longueur et l’angle de la croissance qui s’effectue à partir du point initial sont en effet déterminés par le champ de densité. Les règles de branchaison, elles aussi, sont sensibles à ce champ de densité, mais, surtout, elles sont probabilistes. Leur probabilité est exprimée en fonction du champ. Un test est effectué à chaque point de croissance par le tirage d’un nombre au hasard, selon la méthode de Monte-Carlo, afin de déterminer si l’ordinateur doit ajouter une branche ou non en cette direction. Enfin, et c’est là que Cohen peut introduire son idée d’une épigenèse programmée mais toutefois sensible à la contingence de l’environnement, il reprend à Eden l’idée d’une probabilité de branchaison variable en fonction des directions du plan : cela permet de simuler des champs de densité hétérogènes dus cette fois-ci, non seulement aux parties déjà présentes de l’organisme, mais aussi à l’éventuelle préexistence d’un obstacle matériel étranger à l’organisme et empêchant sa pousse dans telle ou telle zone du plan. Disposant de cette souplesse de programmation, il peut également simuler des zones qui, au contraire, favorisent la pousse : la forme obtenue lui rappelle explicitement les expériences de croissance de moisissures sur un substrat nutritif hétérogène 1112 . Mais aussi, et c’est également nouveau, Cohen choisit de faire varier les probabilités de croissance et de branchaison en fonction du rang graphique, donc, selon son interprétation biologique du dessin obtenu, en fonction du rang botanique de la branche par rapport au tronc 1113 . C’est bien là tester l’hypothèse de la genèse hiérarchiquement organisée. Car le rang incarne bien une différence de statut biologique au niveau de l’organisation générale de la croissance.

Comme les dessins lui semblent donner des allures d’arbres ou de nervures de feuilles, ou bien encore de moisissures, qualitativement réalistes, le résultat de cette simulation lui paraît donc très concluant. Il a suffi à relever les deux défis initiaux de sa problématique théorique de l’épigenèse : 1- prouver la crédibilité d’une croissance biologique à la fois contrainte par des règles dont les formes sont fixes mais dont les paramètres sont sensibles à l’environnement ; 2- prouver la crédibilité de la représentation théorique de ce processus de croissance comme hiérarchiquement organisé. C’est donc l’ensemble de ce travail de simulation qui est publié dans la revue Nature en octobre 1967.

Notes
1108.

Voir le chapitre de R. Kehl sur l’embryologie in [Taton, R., 1964, 1995], p. 634.

1109.

[Taton, R., 1964, 1995], p. 634.

1110.

C’est là qu’un principe de type Hofmeister est implémenté.

1111.

C’est bien là, on le voit aussi, que la notion de gradient aurait été trop rigide.

1112.

[Cohen, D., 1967], p. 248. Eden avait déjà signalé ce point mais sans préciser la nature du substrat biologique concerné.

1113.

Une branche fixée sur le tronc est de rang 1, une branche fixée sur cette branche est de rang 2, etc.