Importance du couplage du calculateur avec un dispositif de visualisation

À titre de bilan rétrospectif et provisoire, et d’après les travaux pionniers du biologiste Dan Cohen, il nous est en effet possible de mieux comprendre l’importance de la mise à disposition de périphériques de visualisation des résultats, à côté de la plus grande accessibilité des calculateurs, pour le transfert des techniques de simulation numérique dans la biologie de la forme et du développement. Comme nous l’avons vu, il n’a pas suffi que les formalismes se spatialisent au moyen de processus aléatoires simulés. Cohen a également utilisé la faculté d’inscrire des traits quasiment en continu sur une surface dotée d’une grand nombre de points. Et c’est cela qui nécessitait un appareil de visualisation connecté au calculateur. Toutefois le nombre total de points calculés (quelques dizaines) et figurant sur le plan géométrique n’empêchait pas en principe que Cohen dessine lui-même les figures résultantes sur du papier quadrillé à partir des nombres donnés en sortie par le calculateur. Mais il ne faut pas oublier que c’est également la rapidité et la souplesse de l’ensemble (calculateur plus table traçante) qui autorisait Cohen à faire de très nombreux essais de paramétrage pour obtenir, un peu à tâtons donc, des dessins évoquant des formes biologiques réelles. Comme les sous-routines n’étaient calibrées sur aucune mesure de terrain, il fallait disposer d’un dispositif permettant ce genre de tâtonnement. De surcroît, avec une finesse de résolution certaine, cet appareil devait également permettre à Cohen de regéométriser la grille cellulaire et rectangulaire d’Eden en affinant considérablement la résolution initiale du modèle probabiliste. Il s’agissait en effet pour lui de pouvoir exprimer et mesurer bien plus que des simples voisinages, à savoir des angles et des longueurs, afin de rendre ainsi plus réalistes d’un point de vue biologique les dessins obtenus, donc plus susceptibles de servir au test des hypothèses biologiques.

C’est pourquoi l’on peut dire que la biologie du développement et de la forme s’empare de la simulation, notamment avec Cohen, à partir du moment où les calculateurs numériques s’adjoignent des tables traçantes ou des écrans performants. Mais comme nous l’avons vu, ce sont d’abord des hypothèses théoriques qui sont évaluées. Cependant elles sont évaluées indirectement sur des conséquences assez lointaines, entremêlées et même quasi-qualitatives, puisqu’il n’y a pas de discrimination quantitative pour estimer la recevabilité du modèle mathématique : les dessins ne sont pas évalués en tant que relevés des formes exactes ni codifiés mathématiquement ou formellement. Le calculateur et sa table traçante autorisent que la formalisation de la biologie des formes porte en fait d’abord sur ce qui est caché ou plutôt sur ce qui n’est pas la forme mais qui est à son origine.

Comme la biologie des formes n’a pu d’abord inscrire directement en un langage formel la forme des vivants elle-même (de par l’insuffisance des langages mathématiques classiques), pour tâcher d’en restituer ensuite la genèse par un modèle abstrait selon une méthode inductive, elle a alors conçu, à l’inverse, des hypothèses, quant à elles formalisables informatiquement, au sujet de ce qui engendre ces formes pour leur faire engendrer ce qu’elle voyait qualitativement : la forme globale. Ce sont ces hypothèses atomiques, car portant sur des éléments en interaction, qui bénéficient d’un traitement sur ordinateur. Le mouvement de rapprochement entre expérience et théorie n’est donc pas ici d’abstraction mais de concrétion, ou de concrétisation, si l’on préfère. Au lieu de tirer l’expérience vers le théorique en abstrayant, on fait le mouvement inverse (mais duquel résulte un égal rapprochement) de tirer le théorique vers l’expérience par une concrétisation du théorique qui se traduit, en biologie des formes, par une re-qualification du quantitatif : un dessin globalement perceptible et qualifiable à l’œil nu.

Finalement donc, même si Cohen reprend à Eden son approche cellulaire, il en reste à une prise en compte très imprécise de la morphogenèse. Même s’il regéométrise et s’il peut pour cela faire converger la simulation vers une réalité globalement reconnaissable, il ne prend en compte que des morceaux d’organes qu’il coupe les uns des autres en fonction de ce que le formalisme commande et sans souci préalable de leur signification biologique ni de leur individuation histologique ou physiologique. C’est cela qui fait le caractère encore fortement spéculatif de ses simulations stochastiques, géométriques et graphiques. Or, il n’en va pas de même pour une série de travaux qui ont leur source dans la prise en compte d’un niveau biologique à l’époque clairement discrétisé : la biologie cellulaire et la biologie moléculaire. Là se développera un terrain favorable à une approche davantage susceptible d’offrir une jonction effective avec l’empirie. La difficulté de la gestion de l’hétérogénéité de parties qui soient en même temps discrètes y est moindre, en effet. Et la modélisation algorithmique de la morphogenèse en tirera par la suite des leçons.