Chapitre 17 - La simulation d’automates biologiques moléculaires sur ordinateur : Walter R. Stahl (1961-1967)

Jusqu’à présent, avec les travaux de l’élève de Rashevsky, Robert Rosen, nous avions vu comment la biologie théorique d’origine biophysique, en devenant progressivement sensible aux formalismes mathématiques qualitatifs puis informationnels y résiste toutefois et décide de recourir dans ses théories à des « automates logiques » conçus sur le modèle de la machine séquentielle de Turing. Or, dans ce contexte théorique, l’ordinateur accède essentiellement au statut d’un opérateur de formalisation, aux côtés des formalismes topologiques, par exemple. Mais, avec les travaux de W. R. Stahl, la biologie théorique va se décider à donner également un autre rôle à l’ordinateur : celui de simulateur, en l’espèce, celui de simulateur algorithmique. Comme nous l’avons vu, auparavant, dès 1960, en particulier dans les travaux d’Ulam, certains non-biologistes n’avaient pas pour leur part senti de difficultés dans le fait d’admettre que l’on pouvait simuler le vivant et, spécifiquement, la mise en place des formes du vivant au moyen de l’ordinateur. Mais ces simulations n’avaient pas place dans le cadre d’une enquête biologique proprement dite et elles ne revendiquaient d’ailleurs pas cette position. Aucun calibrage sur des données biologiques de terrain n’avait été mené. D’un autre côté, à la même époque, il est par exemple significatif que Rosen, alors même qu’il a une parfaite compréhension des principes du calculateur numérique, ne voit pas l’intérêt qu’il y aurait à disposer d’un ordinateur dans son laboratoire de biologie théorique. On voit ainsi que, pour lui, l’obstacle ne provient pas d’une ignorance conceptuelle, puisqu’il intègre avec une grande maîtrise les concepts de la théorie des automates dans ses propres formalismes, mais qu’il s’enracine plutôt dans des choix théoriques et épistémologiques qui remontent eux-mêmes aux choix antérieurs du Committee on Mathematical Biology et de Rashevsky, son fondateur historique.

Mais à partir du moment où une biologie théorique d’origine biophysique et rashevskyenne, suivant en cela le mouvement contemporain de molécularisation de la biologie, tente, à l’échelle moléculaire cette fois-ci et non plus seulement cellulaire, de représenter formellement et par des automates les processus enzymatiques en cause dans une cellule (comme le copiage de l’ARN, etc.), les opérateurs formels que sont les « automates moléculaires » peuvent avantageusement être eux-mêmes représentés directement dans un automate universel (comme un ordinateur programmable en FORTRAN) et mener ainsi à une simulation algorithmique des interactions entre ces objets automatiques qui sont à la fois formels et représentables physiquement par des molécules. En se molécularisant, et cela notamment sous l’effet du développement de la biologie moléculaire, la biologie relationnelle s’ouvre à la simulation sur calculateur numérique. Mais, comme on le verra, ce n’est déjà plus une biologie relationnelle au sens initial que lui donnèrent Rashevsky et Rosen.

C’est le biologiste théoricien Walter R. Stahl qui, dès 1963, se propose de simuler sur ordinateur ces formalisations de molécules agissantes (les enzymes) par automates logiques dans leurs interactions au sein de la cellule vivante. Stahl ajoute ainsi à l’approche de Rosen l’idée de recourir à l’ordinateur comme objet technique, comme instrument opérationnel, pour faire réellement fonctionner les représentations de ces formalismes automatiques au niveau moléculaire. Mais comment Stahl en vient-il à s’autoriser ce que Rosen s’était interdit ? En quoi l’échelle des phénomènes biologiques qui l’intéressent a-t-elle pu l’inciter, plus qu’une autre, à recourir à l’ordinateur pour simuler le fonctionnement du vivant ?